Des pratiques de refoulement des migrants aux frontières dénoncées par plusieurs groupes du Parlement européen
Un Livre noir recense des centaines de cas de personnes dont les droits fondamentaux n’ont pas été respectés. L’agence Frontex est mise en cause.
Le Monde 18 décembre 2020
C’est un Livre noir, lourd de 1 500 pages réparties en deux volumes, élaboré par des ONG regroupées depuis 2016 autour du projet Border Violence Monitoring Network (BVMN). Ce réseau collecte des témoignages et mène des enquêtes sur les cas de refoulements illégaux de demandeurs d’asile et de migrants aux frontières de l’Union européenne, et sur les violences qui les accompagnent.
Neuf cents cas recensés, 12 600 personnes concernées : le document, relayé au Parlement européen par la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE/NGL) et remis vendredi 18 décembre à la commissaire Ylva Johansson, chargée des affaires intérieures, compile des centaines de récits et autant de violations des droits humains. Cartes, photos des lieux et des personnes, données précises complètent, dans le livre, les témoignages collectés en Grèce, en Italie, en Croatie, en Slovénie et en Hongrie, le long de la route des Balkans.
Démentis plus ou moins vagues
L’ensemble forme un très violent réquisitoire contre les pratiques exercées à ces frontières extérieures dont l’Europe dit vouloir renforcer encore le contrôle : c’est d’ailleurs l’un des axes principaux du « pacte sur la migration » élaboré par la Commission de Bruxelles et actuellement soumis aux Etats membres. Ce projet évoque la nécessité d’un système indépendant de supervision incluant des juristes.
Déjà mises en cause à diverses reprises par d’autres organisations, les autorités des pays ciblés par le Livre noir se sont généralement limitées à des démentis plus ou moins vagues. Le document du réseau BVMN analyse en profondeur, cette fois, ce qui ressemble, selon Hope Barker, porte-parole du groupe, à « une pratique systématique continue ». Il va plus loin : la réalité des violences est beaucoup plus répandue encore que ce que les enquêteurs ont pu enregistrer.
Eurodéputée allemande du parti Die Linke, Cornelia Ernst, qui a visité plusieurs lieux d’accueil de migrants, évoque « des récits sans fin de violence impitoyable, sadique ou dégradante ». Les innombrables témoignages, plus accablants sans doute pour certains pays (la Croatie, la Hongrie) que pour d’autres (l’Italie), impliquent police, armée et gardes-frontières.
Ce catalogue, brutal et accusateur, devrait, en tout cas, relancer le débat sur les « pushbacks », ces refoulements illégaux contraires aux règles internationales
Ils mettent en évidence des pratiques récurrentes de vol, d’enfermement, de violences − y compris sur des mineurs −, de tirs destinés à effrayer, de signatures extorquées sur des documents non traduits, etc. Des migrants racontent comment ils ont été « traînés par terre, comme des ordures », « poussés dans une rivière et arrosés de cailloux », ou confrontés à des chiens. Beaucoup des personnes interrogées ont lancé le même cri : « Nous ne sommes pas des animaux ! »
Ce catalogue, brutal et accusateur, devrait, en tout cas, relancer le débat sur les « pushbacks », ces refoulements illégaux contraires aux règles internationales qui stipulent que des personnes ne peuvent être renvoyées vers un pays avant un examen de leur situation, si leur existence est en danger en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité ou de leur appartenance à un groupe social ou politique.
Au début novembre, des médias avaient détaillé six épisodes au cours desquels des embarcations avaient été bloquées en mer Egée. Le conseil d’administration de Frontex avait été invité à fournir des explications, réclamées notamment par la commissaire aux affaires intérieures, Ylva Johansson. Avant cela, l’Agence européenne avait minimisé, évoquant son respect des lois et l’ouverture d’une enquête par la Grèce. Celle-ci démentait, en tout cas, toute participation à de tels refoulements même si elle faisait face, depuis des mois, à de nombreuses accusations pour son action présumée en mer Egée et à la frontière terrestre avec la Turquie, dans l’Evros.
Sous pression
On sait désormais que ces révélations ne reflétaient qu’une partie infime de la réalité. Elles avaient, pourtant, beaucoup agité et abouti et à une mise en cause de Frontex, l’agence européenne des gardes-côtes et gardes-frontières, qui a engagé en Grèce quelque six cents agents dotés de divers moyens de surveillance. Le corps européen avait, avant cela, déjà fait l’objet d’autres accusations, qu’il a démenties. Sans détailler, en tout cas, la manière dont ses contrôles sont exercés. L’action de son service interne en charge du respect des droits fondamentaux n’a pas été davantage explicitée.
Mis sous pression, le Français Fabrice Leggeri, directeur de Frontex, a été entendu début décembre au Parlement européen. Il a affirmé ne disposer d’aucune preuve quant à l’implication de son personnel dans des refoulements et a évoqué la situation extrêmement compliquée en Méditerranée.
La médiatrice de l’Union européenne, Emily O’Reilly, a, quant à elle, ouvert une enquête sur l’action de Frontex et sur le rôle de son « officier aux droits fondamentaux »
Peu convaincus, des députés ont réclamé sa démission. Interrogée, le 9 décembre, sur le fait qu’elle maintenait, ou non, sa confiance à M. Leggeri, Mme Johansson a répondu « oui », sans donner davantage de détails. La médiatrice de l’Union européenne, Emily O’Reilly, a, quant à elle, ouvert une enquête sur l’action de Frontex et sur le rôle de son « officier aux droits fondamentaux ».
Au Parlement européen, cinq groupes politiques (les Verts, les socialistes, les libéraux, la gauche radicale (GUE) et les eurosceptiques (ECR)) membres de la Commission des libertés, de la justice et des affaires intérieures ont adressé, le 14 décembre, 56 questions complémentaires au directeur de Frontex, ce qui illustre la défiance d’une bonne partie de l’Assemblée. M. Leggeri devra donc fournir, à la rentrée, de longues explications sur le fonctionnement de son agence, le contrôle exercé sur celle-ci, son rapport avec les autorités nationales ou l’utilisation des moyens dont elle dispose, appelés à connaître une forte augmentation dans un proche avenir.