Les autorités du pays ont choisi de s’exprimer uniquement en luxembourgeois sur la pandémie du coronavirus. L’interprétation des discours n’existe qu’en français. Une stratégie de communication qui suscite l’indignation de certains et l’incompréhension de beaucoup de résidents et frontaliers.
Cela fait des jours que Flavia Bley ne lâche pas le fil d’informations sur son téléphone portable. Dans son appartement de Belval, cette jeune Luxembourgeoise d’origine brésilienne, naturalisée en 2015, tente de suivre la progression du coronavirus dans le pays. «Je suis un peu addict en ce moment», dit cette mère d’un adolescent de 15 ans. De l’autre côté de l’Atlantique, sa famille s’inquiète et attend des nouvelles, au moment où le Brésil commence à être rattrapé par la pandémie.
Aussi Flavia est-elle au rendez-vous lorsque le Premier ministre Xavier Bettel prend la parole, après le Conseil de gouvernement extraordinaire du dimanche 15 mars 2020, pour annoncer les nouvelles mesures mises en place dans la lutte contre la pandémie. «Je l’ai suivi en luxembourgeois mais je ne comprenais pas très bien. Alors j’ai cherché une version avec traduction simultanée en français mais je n’en ai pas trouvé. C’était stressant», confie-t-elle.
Certaines des personnes qui ne comprenaient pas le luxembourgeois se sont penchés vers les médias francophones ou anglophones du pays. Le site lessentiel.lu a tenté ce jour-là de retransmettre l’intervention du Premier ministre avec l’interprétation simultanée. «Du fait d’un problème technique, le service de communication du gouvernement nous a demandé d’interrompre la retransmission», indique le rédacteur en chef Saïd Kerrou. La vidéo avec l’interprétation en français sera finalement mise en ligne un peu plus tard sur la chaîne YouTube du gouvernement et diffusée via ses réseaux sociaux. Elle a été vue par 32.000 personnes, contre 4.200 pour la version originale luxembourgeoise. A noter que ces chiffres représentent uniquement les vues sur Youtube et excluent le nombre de vues sur le site gouvernement.lu.
Faire communauté
L’intervention du Grand-Duc le lundi 16 mars, sur l’antenne de RTL Télé Lëtzebuerg va déclencher les premières réactions d’incompréhension, dans un pays où plus de 47% des 600.000 résidents et 73% de la population active (soit 440.000 résidents et frontaliers) sont d’origine étrangère. Un pays où, d’après la dernière étude du Statec «Travail et cohésion sociale» de 2017, la langue la mieux comprise dans le pays est le français (91,4% des résidents adultes entre 25 et 64 ans la maîtrisent), suivie de l’anglais (71,2%), l’allemand (66,2%) et le luxembourgeois (60,7%). Le chef de l’État prononce une allocution intégralement en luxembourgeois, que l’on peut suivre aussi avec un sous-titrage français sur le site internet francophone RTL 5 minutes.
«C’est du jamais vu», observe la présidente de l’Asti, l’association de soutien aux travailleurs étrangers, Laura Zuccoli. «Dans toutes les situations de communication de crise par le passé, les représentants de l’État ont toujours eu au moins quelques mots dans les autres langues officielles du pays», se souvient-elle. Laura Zuccoli cite la prise d’otages à Wasserbillig de juin 2000, le crash du vol Luxair Berlin-Luxembourg en novembre 2002 et l’accident du train à Zoufftgen en octobre 2006. «Ces quelques mots dans les autres langues sont symboliques avant tout. Ils sont importants pour montrer qu’on fait tous partie de la même communauté. Et ils sont attendus par des personnes soumises à un fort stress émotionnel, qui ont besoin d’être rassurées», ajoute-t-elle.
Par communauté, Laura Zuccoli entend aussi les quelque 200.000 frontaliers dont beaucoup se retrouvent désormais en première ligne pour soigner les malades dans les hôpitaux ou assurer l’approvisionnement dans le pays. Dans un communiqué diffusé le 18 mars, l’Asti demande aux autorités du pays «une solidarité sans condition», ce qui implique aussi de «communiquer lors des briefings à la presse sur l’évolution de la situation sanitaire dans au moins les trois langues du pays».
L’explosion de la demande d’information
Le fait est que la demande d’information explose en cette période de crise anxiogène. Le cas du leader du secteur, RTL, est symptomatique. D’après les informations que nous avons pu nous procurer, le pic a été atteint ce mois-ci sur le site rtl.lu le 12 mars 2020, jour du conseil extraordinaire du gouvernement au cours duquel sont annoncées les premières mesures pour lutter contre le virus. 293.838 appareils (téléphones portables, tablettes ou ordinateurs) se sont connectés sur la page luxembourgeoise du site qui a affiché 6,2 millions de pages vues en une seule journée.
Sur le site francophone, RTL 5 minutes, le pic est intervenu le 15 mars, jour du deuxième conseil de gouvernement extraordinaire, avec 206.000 appareils connectés (près de 958.000 pages vues). Ce même jour, le site anglophone RTL Today affichait 55.369 appareils connectés (261.566 pages vues). En un mois, le nombre de personnes connectées a été multiplié par 2,5 sur le site luxembourgophone, par 4 sur le site francophone et par 7 sur le site anglophone.
L’enjeu de la communication directe
Les informations sanitaires ou liées aux relations avec un employeur sont disponibles sur le site du ministère de la Santé en luxembourgeois, français, allemand, anglais et récemment également en portugais. Mais pour Mario Lobo, membre du Conseil National pour les Etrangers, «la façon de s’informer des gens aujourd’hui c’est d’ouvrir leur facebook. Si les gens n’ont pas accès à l’information directe, ils s’informent à travers les commentaires de vidéos qu’ils ne comprennent pas. Or c’est par là que passent toutes les fakenews».
Aussi plaide-t-il pour que le gouvernement se donne les moyens d’une communication directe qui touche le plus de communautés possibles: «Je ne vois pas pourquoi on n’arriverait pas à organiser des traductions simultanées des interventions publiques dans un maximum de langues, pas uniquement en français. On a les moyens pour cela!», estime-t-il. Le gouvernement aurait dû profiter, selon lui, de la chaîne de télévision nationale pour y diffuser ses discours en plusieurs langues. Après tout, argumente-t-il, „RTL a aussi une mission de service public.“
Un coup d’œil sur les groupes Facebook des communautés étrangères au Luxembourg montre que les questions sont nombreuses. Les gens s’interrogent sur la progression du virus dans le pays mais aussi sur les conditions d’arrêts de travail, les contrats d’intérim non renouvelés, les formalités de leurs permis de séjour à prolonger ou encore l’accès aux soins pour les personnes sans papiers officiels.
«Mon patron m’a dit de demander au médecin un certificat médical pour ne pas devoir payer mon salaire», nous confie Ali, un trentenaire originaire d’Irak. Il travaille en CDI dans un restaurant qui a dû fermer ses portes et ne sait pas vraiment ce qu’il va faire si le médecin lui refuse le certificat.
Cristina, 45 ans, frontalière d’origine portugaise, est femme de ménage depuis 20 ans. Elle pensait qu’elle devait venir travailler au lendemain du discours du 15 mars de Xavier Bettel, qu’elle a suivi via le site web de L’Essentiel: «J’ai été très surprise lorsque je suis arrivée au travail lundi matin et que les responsables m’ont demandé si j’étais une personne à risque. Ils m’ont posé plusieurs questions, entre autre, si j’avais le diabète et si je prenais de l’insuline. Quand j’ai dit oui, ils m’ont dit ‘tu restes à la maison’». L’information avait bien été précisée par Xavier Bettel et reprise par l’Essentiel.lu. Elle n’avait toutefois pas été comprise.
Réseaux de solidarité
Actuellement, à côté de Contacto et de Radio Latina pour la communauté lusophone, ce sont essentiellement les associations qui assurent le relais de l’information officielle auprès des communautés linguistiques minoritaires. Bénévolement et avec les moyens du bord. Sur la radio associative Ara, un bulletin d’information est diffusé entre 13 et 14h en anglais, arabe, italien, russe, albanais, portugais, et même tigrigna – à destination des réfugiés érythréens. L’asbl n’a toutefois pas les moyens de faire des podcasts.
Le Salam Show continue à diffuser deux émissions en arabe par semaine, bien que le contrat avec l’Oeuvre de Secours Grande-Duchesse Charlotte, qui le soutenait financièrement, se soit achevé la semaine dernière, au moment même où étaient mises en place les premières mesures contre la propagation du coronavirus.
Des réseaux de solidarité se mettent aussi en place spontanément. «Les deux étudiants luxembourgeois de mon master en Wealth Management relaient les informations du gouvernement sur notre groupe Whatsapp», confie Suzan, une étudiante palestinienne à l’Uni.lu dont la demande d’asile au Luxembourg a été régularisée il y a quelques mois. Cloîtrée dans sa petite chambre de 10 mètres carrés dans la résidence universitaire de la rue de la Faïencerie, à Luxembourg, elle ne sait pas vraiment de quoi demain sera fait mais elle a au moins compris le message principal: #StayHome.
Note de la Rédaction: Après la publication de cet article le mardi 24.03 à 6h, le Premier ministre Xavier Bettel a posté sur les réseaux sociaux une vidéo le même jour vers 14h. Il y a remercié toutes les personnes obligées de continuer leur travail en temps de crise afin de garantir le bon fonctionnement de notre société. Il a explicitement remercié les frontaliers pour leur engagement en s’adressant à eux en français et en allemand.