Syriens du Luxembourg: «La guerre est loin d’être terminée»
Trois Syriens racontent comment ils ont vécu le bouleversement dans leur pays d’origine depuis le Luxembourg.
«C’était une joie indescriptible», ne cessent de répéter Ahmad Kamis et Ihab Saloum. Il s’agit du moment où la nouvelle de la fin du régime de Bachar al-Assad, qui a fait le tour des médias du monde entier dimanche, leur est parvenue. La joie, l’espoir, mais aussi la peur se reflètent dans ses paroles, tout comme une vision de l’avenir de leur pays.
Sans papiers valables et sans possibilité d’en obtenir, ils auraient été renvoyés au bout d’un certain temps. Ils n’auraient pas voulu découvrir dans leur propre chair ce que le régime de Bachar al-Assad leur aurait réservé en tant que «déserteurs». Ils ont donc décidé de fuir à nouveau. Cette fois-ci ensemble et dans l’un des nombreux bateaux de réfugiés qui les ont amenés en Grèce en traversant la Méditerranée.
Après de nombreux détours, les deux hommes ont finalement atterri au Luxembourg. C’était il y a neuf ans. Tous deux ont trouvé du travail au restaurant Chiche à Bonnevoie. Là-bas, ils n’étaient et ne sont pas les seuls réfugiés. En effet, la plupart des employés des six restaurants Chiche du Limpertsberg, de Leudelange, d’Esch-sur-Alzette, du Kirchberg, de Bettange-sur-Mess et de Bonnevoie ont également fui leur pays. C’est le cas de l’actuelle compagne d’Ahmad. Elle vient d’Ukraine.
Comment ont-ils vécu la chute du régime? «C’était inimaginable», dit Ihab Saloum. Il raconte la joie infinie de voir enfin partir le tyran dont le père, déjà dictateur, ne tolérait aucune contestation ni opinion différente. Ahmad Kamis et Ihab Saloum décrivent Bachar al-Assad comme un trafiquant qui finançait son régime par l’exportation de drogue et d’autres activités illégales, apportant ainsi de la souffrance à d’autres pays. Selon eux, le titre de dictateur est encore trop beau pour un criminel comme Bachar al-Assad. «Ce sont les médias occidentaux qui lui ont donné ce titre», alors qu’il n’est qu’un criminel qui a la mort de nombreuses personnes sur la conscience.
«Il y a toujours eu des rumeurs selon lesquelles Bachar al-Assad détenait des enfants dans ses “fameuses” prisons». Mais on ne le croyait pas vraiment capable de le faire. Jusqu’à dimanche. Des vidéos vérifiées de Damas sont apparues, montrant des dizaines de femmes et d’enfants enfermés dans des cellules. Les paupières d’Ahmad Kamis s’agitent lorsqu’il en parle. «Bachar al-Assad est la pire chose qui pouvait nous arriver. Cela ne peut pas être pire», dit-il.
«Tout le monde est inquiet de ce qui pourrait arriver», dit Ihab Saloum. «Je ne pense pas que ce sera pire qu’avant». Ahmad Kamis prend aussitôt la défense des nouveaux dirigeants. «Jusqu’à présent, ils ont tenu parole». En Occident, «les musulmans sont souvent confondus avec les islamistes», estime-t-il. La Syrie a toujours été un État multiethnique. Et il est également important que les kurdes, les juifs et les chrétiens de Syrie qui, comme de nombreux musulmans, ont fui le régime de Bachar al-Assad, reviennent désormais. Le pays a maintenant besoin de leur expertise. Il doit y avoir de la place pour tous les Syriens en Syrie, dit Ahmad Kamis, presque combatif.
Cela signifie-t-il que lui aussi va rentrer? «On verra bien», répond-il à nouveau en faisant référence à sa vie au Luxembourg et à sa compagne ukrainienne. Ses parents l’auraient supplié de revenir. «J’ai entendu mon père pleurer hier pour la première fois», dit Ahmad Kamis. «Nous voulons tous rentrer à la maison», souligne Ihab Saloum. Il y a beaucoup à faire en Syrie et on veut aider. Mais l’avenir dira si ce retour sera définitif. «Nous avons tous peur. On ne sait tout simplement pas ce que l’avenir nous réserve», dit Ihab.
«S’ils nous laissent faire, nous ferons bien», répond Ahmad Kamis, en entendant par «ils» l’Occident et par «nous» le peuple syrien. Et sa déclaration laisse quelque peu songeur du point de vue européen lorsqu’il dit: «La Syrie a désormais plus besoin de justice que de démocratie». D’un point de vue occidental, c’est difficile à comprendre, mais les plus de 50 ans de règne de Bachar al-Assad et de son père Hafez-al-Assad ont laissé des traces. La Syrie ne connaît ni élections ni système multipartite. Et les nouveaux dirigeants auraient apporté des «messages d’espoir».
«La guerre est loin d’être terminée, en particulier pour les kurdes»
Lui est réfugié syrien kurde au Luxembourg et a une quarantaine d’années. Il a quitté le Nord-Est de la Syrie le 5 novembre 2015. Atteint de la maladie de la poliomyélite depuis son plus jeune âge, l’handicapant sévèrement à la jambe, Lucas* ne pouvait pas combattre.
Sa réaction face à la chute du régime de Bachar al-Assad est loin d’être aussi tranchée. Elle est mitigée. «La chute de Bachar al-Assad signifie que c’est uniquement la fin de la dictature. Ça ne signifie pas que la guerre est terminée, en particulier pour les Syriens kurdes», souligne Lucas.
«Les Syriens arabes, comme la Turquie, ne veulent pas d’État kurde, ou alors c’est quelque chose qui n’est pas réellement dit. Il faut rappeler que même lorsque Bachar al-Assad était au pouvoir, 50% des kurdes n’avaient pas la nationalité syrienne. Ils avaient des papiers rouges, ce qui équivaut à ne pas avoir de papiers, ils étaient estampillés de points d’interrogation. La majorité des kurdes voulaient absolument une identité kurde syrienne et ne l’ont pas voulu à cause de ça. Ça a posé des problèmes sur beaucoup de points, notamment sur la notion de propriété», explicite Lucas.
Une «deuxième guerre civile en Syrie» ?
Pour rejoindre le Luxembourg, il aura fallu à Lucas vingt jours de pure «panique», sur des bateaux de fortune en Méditerranée passant par la Turquie et la Grèce.
«Ma mère m’a dit de rejoindre l’Europe. Toute ma famille est encore en Syrie. J’ai cinq sœurs et trois frères. Ils sont tous restés là-bas pour combattre au sein des forces démocratiques syriennes», explique l’homme détenant aujourd’hui la nationalité luxembourgeoise.
«Il faut que la haine cesse, le combat contre les terroristes perdure depuis 14 ans», relate Lucas. «Même si Bachar al-Assad a quitté le pouvoir, une deuxième guerre civile se profile en Syrie, elle a d’ores et déjà lieu. Les Kurdes vivent une panique encore plus élevée que ce qu’elle était précédemment. J’aimerais que le camp arrête de tuer les kurdes. J’ai une nièce, je ne sais même pas où elle est. Nous n’avons jamais retrouvé son cadavre.»
* Pour des raisons d’anonymat, le prénom a été modifié