Un an de gouvernement Frieden : Manque de dialogue et passage en force

Pauvreté, logement, environnement et travail : à l’issue d’une année de gouvernement Frieden, le woxx a interrogé des représentant·es de la société civile sur ces sujets souvent présentés comme prioritaires par la coalition. Le bilan est pour le moins mitigé, avec le sentiment d’être peu entendu·es et sollicité·es sur les questions les plus importantes.

C’est l’échec le plus cuisant des gouvernements successifs : le taux de risque de pauvreté ne cesse d’augmenter au Luxembourg et touchait 18,8 % des résident·es en 2023, selon le Statec. Soit près d’une personne sur cinq. Ce chiffre se situe certes sous la moyenne de l’UE (21,6 %), mais il interroge fortement dans un pays affichant l’un des PIB par habitant·e les plus élevés au monde. Pire, le nombre de travailleur·euses pauvres explose, plaçant le grand-duché sur la plus haute marche du podium européen, ce phénomène touchant désormais 12 % des salarié·es en CDI.

Lors de la formation de son gouvernement de coalition avec le DP, à l’automne 2023, le premier ministre chrétien-social, Luc Frieden, avait assuré que la lutte contre la pauvreté serait une priorité de son action. Mais la première mesure remarquable prise par le gouvernement sur ce terrain fut d’interdire, dès décembre 2023, la mendicité dans plusieurs quartiers de la capitale. Cette tartuferie, visant à invisibiliser les pauvres au nom de la sécurité, n’a évidemment rien résolu sur le fond. Et plus d’un an après l’entrée en fonction de la coalition, l’on attend toujours le « plan d’action national pour la prévention et la lutte contre la pauvreté », promis dans l’accord de coalition. Pour l’instant, cela se résume surtout à l’intention de mieux cibler les aides sociales. Des hausses du salaire social minimum, de l’allocation vie chère ou encore des crédits d’impôt, prioritairement pour les familles monoparentales, doivent améliorer la situation des ménages les plus vulnérables.

Autant de mesures saluées par André Duebbers, qui préside la Stëmm vun der Strooss depuis juillet. Il constate néanmoins que « la pauvreté augmente substantiellement, avec un changement dans la composition du public » pris en charge par l’association. « Il ne s’agit plus uniquement de toxicomanes ou de SDF, comme cela a été longtemps le cas. Il y a des gens de toute sorte qui viennent manger dans nos restaurants sociaux de Hollerich, Esch et Ettelbruck. Il y a beaucoup de réfugiés, ce qui est lié aux conflits, comme en Ukraine. Il y a de plus en plus d’enfants accompagnés de leurs parents ou de travailleurs pauvres qui ne s’en sortent plus. » Pour illustrer l’expansion du problème, André Duebbers cite le chiffre de 140 repas servis quotidiennement dans le restaurant d’Ettelbruck, contre une centaine un an plus tôt. S’il juge encore difficile d’évaluer l’action du gouvernement sur le sujet, le président de la Stëmm estime néanmoins que « rien n’a changé » et pointe un « manque de politique conséquente ».

Logement : dialogue à deux vitesses

Parmi les causes structurelles expliquant la pauvreté croissante, le président de la Stëmm identifie bien entendu le coût exorbitant du logement. Le dossier figurait sur le haut de la pile des chantiers prioritaires du nouveau gouvernement, qui s’y est attaqué rapidement. En effet, la crise risquait de s’aggraver en raison de la hausse des taux d’intérêt, qui a soudainement freiné les mises en construction et menacé économiquement le secteur. Dès le mois de février, le gouvernement réunissait une « table ronde logement », à laquelle participaient des représentant·es des communes, mais surtout du patronat et des banques. Ce panel d’acteurs privés a été vivement critiqué par les organisations syndicales et nombre d’associations œuvrant dans le social et l’environnement, exclues des discussions au profit du monde des affaires. Le plan présenté par le gouvernement vise surtout à alléger les procédures au détriment de la préservation de la nature et porte sur de multiples déductions fiscales censées encourager la construction.

Jean-Michel Campanella préside l’association Mieterschutz. Il représente les personnes locataires, dans un contexte où le niveau des loyers pèse lourdement sur le budget des ménages et rend la location quasi inaccessible aux revenus faibles. Sur la méthode employée par le gouvernement, le responsable associatif constate qu’il y a « des choses sur lesquelles nous sommes écoutés, sur d’autres non ». Jean-Michel Campanella partage « l’avis des syndicats sur le dialogue avec le gouvernement », notamment sur la table ronde logement, « où nous n’avons pas été invités ». Rappelant qu’Henri Kox, le prédécesseur de Claude Meisch au ministère du Logement, avait intégré Mieterschutz aux discussions, il constate qu’« une autre méthode est désormais à l’œuvre : on fait des choses importantes avec certains, et les autres, on les reçoit à part ».

Sur le fond, la réforme du bail à loyer est un pas en avant, mais « nous aurions souhaité que cela aille plus loin ». Il juge positif « le partage des frais d’agence entre locataires et propriétaires, mais nous voyons que les agences ont trouvé des astuces pour contourner cette disposition, et il appartient au politique d’agir ». Jean-Michel Campanella engage le gouvernement à mieux communiquer sur la subvention loyer, car « 80 % des gens qui y ont droit n’y recourent pas ». Il préconise une information au moment de l’inscription dans les communes ou le couplage de ces demandes d’aide à la demande de Revis. Plus fondamentalement, son association plaide toujours pour un encadrement plus strict des loyers, « qui ont explosé, car de nombreuses personnes, obligées de renoncer à des achats immobiliers, se sont rabattues sur la location ».

Environnement : régression et irresponsabilité

Le logement est aussi un sujet de préoccupation pour le Meco, le Mouvement écologique, qui regrette l’abandon de procédures visant à préserver la biodiversité sous prétexte de favoriser la construction. « Il y a moins de nature, mais pas plus de logements », tranche froidement l’ONG. Pour autant, la présidente du Meco, Blanche Weber, estime « difficile d’émettre un jugement général » sur la politique climatique et environnementale menée depuis un an par le gouvernement Frieden. Seule certitude : « Pour l’instant, nous restons sur notre faim ! »

Pourtant, les sujets qui fâchent s’accumulent, et, pour chaque mauvaise décision prise, Blanche Weber pointe l’absence d’arguments scientifiques ou d’analyses et d’études pertinentes. Le dossier du loup est, à ses yeux, « emblématique », car la décision européenne, appuyée par le Luxembourg, d’abaisser son niveau de protection ne repose « sur aucun fondement scientifique ». Surtout, estime-t-elle, cela « peut ouvrir la porte à d’autres mesures destructrices pour la nature et les espèces ». Alertant sur la « situation dramatique de la biodiversité au Luxembourg », la présidente du Meco regrette un manque de dialogue et cite la table ronde agriculture, à laquelle aucune association de défense de l’environnement n’a été conviée. « Le modèle agricole luxembourgeois reste classique », souligne-t-elle, ajoutant : « Il ne faut plus soutenir la dégradation de l’environnement par des instruments financiers agraires. »

Si Blanche Weber a « l’impression que le ministère de l’Économie travaille sur certains dossiers, comme l’énergie solaire », elle critique la baisse du subventionnement des véhicules électriques, dont le coût n’est pas à la portée des bourses les plus modestes. À vrai dire, pour le Meco, la liste des griefs est déjà longue. « On n’anticipe pas les défis à venir, mais on gère l’actuel », résume Blanche Weber. « Il y a une régression sur la biodiversité » et « une irresponsabilité sur le climat », cingle la présidente de l’ONG. Le « jugement général » sur un an de gouvernement Frieden est somme toute gratiné.

Travail : la grande offensive

S’il est bien un sujet sur lequel aucune illusion ne peut plus être entretenue, c’est celui des relations avec le monde du travail. Depuis un an, le gouvernement met en œuvre une évidente stratégie de contournement des syndicats, dont il remet en cause la légitimité à défendre les intérêts des salarié·es. Le torchon a commencé à brûler dès la publication de l’accord de coalition. Principalement en cause, deux minuscules paragraphes qui, entre les lignes, plaident pour une réforme du régime de pension en faveur des assurances privées. Dans un bel ensemble, gouvernement et patronat alimentent depuis un an la diffusion de chiffres catastrophistes sur l’équilibre d’un système pourtant excédentaire. En soi, cela n’est pas neuf, et tant le CSV que le patronat jouent les Cassandre sur ce sujet depuis des décennies, sans être jamais confirmés dans leurs prévisions.

En revanche, ce qui change, c’est la méthode. Prétextant un débat le plus large possible, le gouvernement a lancé une consultation élargie à la « société civile » sur la pérennité du système. Une façon de ravaler les syndicats au rang d’interlocuteurs parmi les autres, alors même qu’ils gèrent paritairement le régime avec le patronat et l’État. Sur un autre front, celui du travail dominical, le ministre du Travail a ignoré les syndicats en présentant un projet de loi sans les consulter. Mais l’offensive la plus sérieuse menée par Georges Mischo porte sur la remise en cause de la prérogative légale des syndicats à négocier les conventions collectives dans les entreprises. Le ministre du Travail voudrait étendre cette possibilité aux délégué·es neutres, qui ne sont affilié·es à aucune organisation. Une ligne rouge pour le LCGB et l’OGBL, lesquels contestent l’indépendance et le poids des délégations neutres pour mener les négociations. « C’est une attaque contre le core business des syndicats », analyse Sylvain Hoffmann, directeur de la Chambre des salariés (CSL), l’organisme représentant les salarié·es du privé par l’intermédiaire des syndicats.

« Quand on regarde le programme de coalition, on constate quand même une forte orientation néolibérale dans certains domaines », juge-t-il. « Ce qui est plus surprenant et inattendu, c’est cette méthode consistant à écarter les interlocuteurs principaux. On fait semblant de discuter, mais finalement on écarte quand même », déplore Sylvain Hoffmann. Cette attitude lui semble contre-productive au regard de « l’histoire, qui montre que le dialogue social a quand même très bien fonctionné » au profit du pays. « À court terme, gouvernement et patronat peuvent penser qu’il est mieux de faire face à un partenaire faible pour négocier, car cela permet d’imposer ses vues », poursuit le directeur de la CSL. « Mais à moyen et long terme, n’est-ce pas un modèle équilibré qui fait la force d’un pays ? On constate que dans les pays où les syndicats sont faibles, ça ne marche pas très bien. »

Quoi qu’il en soit, les semaines et mois à venir risquent encore d’envenimer la situation, tant le gouvernement cultive les ambiguïtés quant à ses intentions sur les pensions ou la représentativité des syndicats. Face à ces offensives, il se heurte à un front syndical auquel il ne s’attendait probablement pas. Depuis des mois, les deux premières centrales du secteur privé, l’OGBL et le LCGB, affichent une unité sans précédent sur la quasi-totalité des dossiers sociaux, y compris dans des conflits spécifiques dans les entreprises. « Le gouvernement a au moins réussi ça », convient Sylvain Hoffmann en souriant.

« À court terme, gouvernement et patronat peuvent penser qu’il est mieux de faire face à un partenaire faible pour négocier, car cela permet d’imposer ses vues. Mais à moyen et long terme, n’est-ce pas un modèle équilibré qui fait la force d’un pays ? On constate que dans les pays où les syndicats sont faibles, ça ne marche pas très bien. » Sylvain Hoffmann, directeur de la Chambre des salariés.