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La colère des associations après la mort de 27 migrants dans la Manche : « C’était des hommes, des femmes, des enfants, des humains »
Décryptages
La plupart des victimes étaient des Kurdes, originaires d’Irak ou d’Iran. Après ce drame inédit, les autorités ciblent les passeurs et les ONG réclament des voies légales de migration vers le Royaume-Uni.
Le canot pneumatique s’est-il dégonflé ? Son plancher s’est-il écroulé sous le poids des hommes ? Un porte-conteneurs, comme il en transite plein dans ce détroit, l’a-t-il fait chavirer accidentellement ? Dans la matinée du jeudi 25 novembre, on ignorait encore tout ou presque des circonstances du naufrage mercredi après-midi d’une petite embarcation de migrants qui tentaient de rejoindre les côtes anglaises depuis le littoral français. Mais c’est un drame sans précédent qui s’est déroulé au large de Calais (Pas-de-Calais). Au moins vingt-sept personnes, dont sept femmes et trois jeunes, sont mortes noyées dans la Manche. Un tel bilan est inédit.
Le président de la République, Emmanuel Macron, a déclaré mercredi que « la France ne laissera pas la Manche devenir un cimetière ». Mais elle l’est, de fait, déjà devenue. A voir les corbillards entrer l’un après l’autre dans la zone portuaire de Calais – où les secours ont débarqué les corps des nombreuses victimes, c’est cette image qui dominait. « Combien de morts vous faudra-t-il ? », interroge une pancarte brandie parmi un groupe de quelques dizaines de personnes, des militants associatifs surtout, venues se réunir devant le port.
Il y a des bougies posées sur les pavés, dans un hommage funèbre. « Quand on dit que les frontières tuent, c’est vraiment ça », souligne Alexine Fougner, 27 ans, engagée à Calais auprès d’une association qui aide les personnes migrantes vivant dans les campements à recharger leurs téléphones. « C’était des hommes, des femmes, des enfants, des humains. On devrait être 5 000 ce soir et on est 50, se désole Olivier Maillard, militant calaisien de 49 ans. L’empathie s’épuise dans ce pays. »
La mer était calme
D’après les premiers éléments d’information partagés par les autorités et le parquet de Lille – où une enquête a été ouverte –, la majorité des victimes seraient des Kurdes, d’Irak ou d’Iran. Deux hommes rescapés ont par ailleurs été pris en charge à l’hôpital de Calais, vraisemblablement de nationalité irakienne et somalienne.
Leur embarcation serait partie des environs de Loon-Plage, une commune proche de Dunkerque (Nord). Il est probable que les personnes venaient des campements voisins de Grande-Synthe. Dans l’après-midi, c’est un bateau de pêche qui a signalé des corps en mer, tout près des eaux anglaises, avant qu’un patrouilleur de la marine nationale, une vedette de la gendarmerie maritime et un canot tous temps de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) de Calais soient dépêchés sur la zone. « Le bateau a été retrouvé dégonflé, il flottait encore un peu », rapporte Bernard Barron, président de la SNSM de Calais. Les naufragés étaient à l’eau.
Mardi, le temps était propice aux traversées. La mer était calme. Pas de vent, pas de brume. « Ça devait arriver, c’était écrit, réagit Alain Ledaguenel, président de la SNSM de Dunkerque, dont les équipages bénévoles ont réalisé plusieurs dizaines de sauvetages cette année, fréquemment appelés en renfort des bateaux de l’Etat. On sait que les moyens des secours en mer sont insuffisants. »
Le phénomène dit des small boat est apparu en 2018 mais il a explosé en 2021. Depuis le début de l’année, plus de 25 000 migrants ont ainsi réussi à rejoindre l’Angleterre et près de 8 000 ont été secourus, en détresse, et ramenés sur les côtes françaises. Les canots pneumatiques sur lesquels ils embarquent souvent à plus de 30 « viennent de Chine, sont très fragiles, étroits et longs, avec des moteurs qui ne sont pas suffisamment puissants, explique M. Ledaguenel. A bord, ils n’ont même pas de compas pour se diriger. Ils n’ont aucun feu de navigation, sont indétectables au radar et quand ils sont éloignés des côtes, la portée d’un téléphone n’atteint pas le rivage. Si celui qui est à la barre n’a pas de point de repère, il ne va pas savoir compenser la dérive due au courant de marée et va se trouver déporté et, rapidement, en panne sèche. » « La Manche est une autoroute, ajoute son collègue Bernard Barron. Imaginez qu’un canot surchargé se retrouve dans le sillage d’un pétrolier, surpris par le remous de ses hélices. Ca fait comme un tsunami qui déferle ».
« Hypocrisie immonde »
Mercredi soir, le premier ministre anglais, Boris Johnson, et Emmanuel Macron ont convenu de « l’urgence » d’intensifier la lutte contre les traversées. Le chef de l’Etat a appelé à « accélérer le démantèlement des réseaux criminels », demandant un « renforcement immédiat des moyens de l’agence Frontex » et une « réunion d’urgence des ministres européens concernés par le défi migratoire ». Depuis l’hôpital de Calais où il s’était déplacé en début de soirée, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a, lui aussi, voulu attribuer « la responsabilité de ce drame » aux « passeurs ».
Une rhétorique qui exaspère le milieu associatif. « C’est une hypocrisie immonde de dire qu’on va lutter contre les passeurs. Ce sont eux qui les ont fabriqués, tempête Vincent de Coninck, chargé de mission migrants au Secours catholique de Calais jusqu’en 2018. J’ai connu au début des années 2010 une période où les gens passaient sans argent. C’est la sécurisation à outrance qui a fait les réseaux. »
De fait, le phénomène des traversées de la Manche est apparu concomitamment au tarissement des passages en camion, résultat notamment de la sécurisation technique du port de Calais et du tunnel sous la Manche. Les ceintures de barrières coiffées de barbelés n’ont de cesse de fleurir dans la ville.
« Il n’y avait pas de passeurs avant que la frontière ne soit verrouillée, corrobore Olivier Cahn, membre du Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). Si on considère le nombre de traversées, de naufragés et de morts, on est à la fin d’un système. La répression seule ne fait que renforcer les organisations mafieuses et augmenter le prix du passage. »
Des procédures de migration compliquées par le Brexit
« Cela fait des mois qu’on alerte le ministère de l’intérieur en disant que sans voies légales de migration, on va vers davantage de drames, ajoute Lucie Bichet, juriste au sein de l’ONG Safe Passage. On n’a jamais eu de réponse. » Safe Passage soutient notamment des mineurs isolés et des familles qui souhaitent rejoindre légalement le Royaume-Uni. « Depuis le Brexit, les procédures de réunification familiale sont extrêmement compliquées, constate Mme Bichet. Avant, le règlement de Dublin nous permettait d’accompagner des dizaines de personnes [le règlement européen prévoit qu’un demandeur d’asile peut rejoindre un membre de sa famille situé dans un autre pays de l’Union européenne que celui dans lequel il est enregistré]. Cette année, en s’appuyant sur le droit interne britannique, on n’a pu obtenir qu’un seul visa. Nous n’avons plus de solution. »
« Il faut organiser une répartition équitable des demandeurs d’asile entre nos deux pays », estime Thierry Le Roy, président de France terre d’asile, pour qui « les traités bilatéraux du Touquet et de Sangatte [qui localisent la frontière en France] font obstacle à ce que les gens puissent demander l’asile au Royaume-Uni ». D’après une étude de l’ONG britannique Refugee Council, depuis 2020, 98 % des personnes arrivées en small boat au Royaume-Uni y ont demandé l’asile. La majorité est de nationalité iranienne, irakienne, soudanaise ou syrienne.
Pour beaucoup, l’Angleterre est aussi devenu un recours ultime. Patron de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, Didier Leschi constate que lors des démantèlements de campement à Calais, seul « un migrant sur deux ou trois accepte d’être hébergé ». Les autres préfèrent rester sur le littoral dans l’attente d’un passage.
A proximité du port de Calais, mercredi soir, ils étaient quelques-uns à s’être abrités sur les quais de chargement d’un hangar logistique. Leurs récits d’exil disent à quel point ils sont les perdants du système européen d’asile, qui veut qu’une personne ne peut solliciter la protection que d’un seul Etat membre.
Beaucoup de ceux qui échouent à Calais ou à Grande-Synthe n’ont pas réussi à obtenir une protection internationale et errent en Europe depuis parfois plusieurs années. Mohamed Moge, un Soudanais de 19 ans, a déjà passé un an et demi en Sicile avant de se rendre en Allemagne. En vertu du règlement de Dublin, il a été renvoyé en Italie. Aujourd’hui, il a l’Angleterre comme horizon.
« Je n’ai pas d’attache là-bas mais je dois y aller pour trouver un futur », explique-t-il. Son compatriote, Ali Abdi, est arrivé en Italie en 2019. « J’avais 17 ans, témoigne-t-il. Au bout de sept mois, je suis parti demander l’asile au Luxembourg. Il m’a été refusé. J’ai deux sœurs et deux frères au pays. Ma mère me demande souvent de leur envoyer de l’argent. J’ai besoin d’aller en Angleterre, par camion ou par la mer. Je resterai ici jusqu’à en mourir. » En mer, certains sauveteurs en sont à espérer que la météo tourne au mauvais temps pour dissuader les gens de tenter la traversée. Ils voudraient que le vent se lève.