Brisons la loi du silence !
Sous couvert, des travailleurs sociaux intervenant dans le domaine de la grande précarité
au Luxembourg dénoncent la situation qu’ils et elles vivent au quotidien
En tant qu’association « Solidaritéit mat den Heescherten » nous venons d’être contactés par des travailleurs sociaux intervenant dans le domaine de la grande précarité au Luxembourg. Ils/elles nous demandent de porter au public un texte sur la réalité qu’ils/elles vivent au quotidien. Les auteur.e.s de ce texte écrivent : « Nous avons choisi de vous envoyer cet article, car nous espérons que vous pourrez reconnaître l’importance de la situation et le rendre public <tel quel> lors d’une de vos prises de position futures. Nous avons … le regret de vous faire part de la réalité que nous vivons au quotidien … et cela ne peut pas juste rester un < constat >! Etant donné qu’il s’agit d’un sujet délicat pour nos politiques et que nous dénonçons des faits que les personnes haut placées ne veulent pas admettre, vous comprendrez qu’au risque de représailles, nous devons rester anonymes. »
Lors d’entretiens avec des ONG qui s’occupent de personnes en grande précarité, nous avions déjà noté leur réticence à évoquer, voire à critiquer publiquement les déficiences substantielles en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, par peur de perdre des subventions publiques dont elles dépendent. Nous avons donc décidé de briser cette loi du silence en publiant ce texte, qui constitue un « cri d’alarme » émanant de la base :
« Dans un effort collectif pour attirer l’attention sur la situation critique vécue par les personnes en situation <de rue>, des personnes en situation de toxicomanie, et celles souffrant de problèmes de santé mentale au Luxembourg, nous, travailleurs sociaux et personnel de santé de première ligne, lançons un appel urgent pour une action immédiate. Face à l’augmentation persistante du phénomène du sans-abrisme, nous souhaitons clarifier la réalité des dispositifs d’aide (trop peu) existants et des défis auxquels notre population cible est confrontée au quotidien.
Malgré les perceptions communes qui voudraient que les personnes en situation de rue soient des étrangers <profiteurs> sans droits sociaux, il est essentiel de reconnaître que la majorité de ces personnes au Luxembourg ont légitimement droit à l’aide sociale d’un point de vue légal. Cependant, le manque criant de places dans les foyers d’accueil d’urgence et les interminables listes d’attente rendent ces droits pratiquement inaccessibles et impraticables pour beaucoup. Cette situation souligne un échec structurel à répondre dignement aux besoins fondamentaux de ces individus, les laissant dans un état de désespoir et de vulnérabilité accrue. A part d’un sac de couchage, d’un abri nocturne, d’un casse-croûte ou d’une soupe chaude pour survivre, de quoi profitent-ils au juste ?
Présenté comme un environnement hospitalier et accueillant, les 320 lits qui sont mobilisés pendant cinq mois par l’Action Hivernale (Wanteraktioun) ne sont autre qu’une solution à court terme et à vocation purement humanitaire. À la fois hostile et perturbante, l’atmosphère de celle-ci nous laisse penser que son but principal est celui d’éviter un scandale national en cas de décès dans les rues par temps de grand froid. En réalité, elle ne fait que gérer temporairement les symptômes d’un problème beaucoup plus profond, sans s’attaquer aux causes sous-jacentes de la précarité généralisée. Il est impératif d’adopter une approche plus holistique et curative, qui non seulement répond aux besoins immédiats mais vise également le rétablissement à long terme des individus touchés. Il est question de droits de l’Homme et non de préférences politiques pour servir l’intérêt des uns en écrasant la dignité des autres.
Les délais d’attente excessivement longs – généralement entre 3 et 12 mois, ou plus – pour accéder aux <petites structures> d’hébergement, aux services d’addictologie, aux centres thérapeutiques ainsi qu’à des logements sociaux sont décourageants pour la majorité des personnes. Les listes d’attente ne font qu’exacerber la situation précaire des personnes en situation de rue, les empêchant de sortir d’un cycle de souffrances atroces. Les conséquences de cette stagnation sont dévastatrices. Peut-on encore sérieusement parler d’hébergements d’urgence dans ce cas ?
Nous avons été témoins de la capacité de notre société à réagir rapidement et efficacement face à des crises, comme l’a montré l’accueil des réfugiés venus d’Ukraine. Cette réactivité prouve que des solutions sont possibles lorsque la volonté politique est présente. En ce sens, nous appelons les pouvoirs publics et toutes les communes du Luxembourg à prendre des mesures concrètes et immédiates pour créer de nouvelles structures adaptées aux besoins spécifiques de ces personnes et augmenter les capacités d’accueil de celles qui existent déjà.
Le recensement national réalisé en 2022 révèle la présence de 197 personnes à Luxembourg-ville. Le même recensement effectué en 2023 comptait 195 personnes en rue à Luxembourg-ville, à ce nombre on peut rajouter les 228 personnes hébergées en parallèle dans le bâtiment de la Wanteraktioun, ce qui nous amène à un total de 425 personnes sans-abri.
La Capitale, indépendamment de l’initiative hivernale (Wanteraktioun), propose 97 lits sans conditions d’accès et 46 lits supplémentaires réservés aux personnes bénéficiant de droits sociaux. La déduction est immédiate : il existe un déficit de 52 lits (2023) pour répondre aux besoins des personnes en situation de rue à Luxembourg-ville, sans même prendre en compte les autres communes du pays. Il est important de souligner que les résultats de ce recensement offrent uniquement une estimation partielle qui reflète le nombre de personnes en situation de rue à un instant précis, suggérant ainsi que leur nombre pourrait être significativement plus élevé.
Ignorer ce phénomène déficitaire et intercommunal, en se cachant derrière l’adage de <l’offre crée la demande>, n’est pas un argument soutenable pour justifier une telle défaillance structurelle. Celle-ci amplifie considérablement le nombre de personnes vivant à la rue sans la moindre perspective d’en sortir, malgré des droits sociaux ancrés dans le droit luxembourgeois et censés les en préserver. Quand est-ce que cette politique de l’autruche cessera d’être pratiquée par les pouvoirs publics et les communes, pour que le phénomène du sans-abrisme ne soit plus considéré comme une forme de tabou sociétal ?
Ce communiqué se veut un cri d’alarme et un écrit de détresse par des professionnels de proximité – dont l’avis et les idées sont trop souvent étouffées, voire censurées – pour souligner la nécessité d’une action cohérente et coordonnée afin de faire face à cette souffrance humaine. Nous refusons de rester les témoins passifs des échecs d’un système qui laisse trop de personnes en marge. Des dispositifs spécifiques et des budgets dédiés supplémentaires doivent être alloués pour adresser les enjeux de la grande précarité au Luxembourg de manière plus réfléchie.
En tant que professionnels de terrain, nous sommes quotidiennement confrontés à des situations de détresse qui ont un réel impact sur notre propre santé mentale. Garantir la dignité et le bien-être de tous ses membres est un enjeu fondamental de notre société. Nous appelons à une solidarité renouvelée et à une action immédiate. Ensemble, faisons réellement de la lutte contre la grande précarité une priorité nationale !
Travailleurs sociaux intervenant dans le domaine de la grande précarité au Luxembourg
Luxembourg le 3 juillet 2024