Europe : vers un nouveau durcissement sur l’immigration

Le monde 28.9.2024
Alors que les arrivées irrégulières ont baissé de 39 % depuis le début de l’année 2024, les dirigeants européens, de droite comme de gauche, n’hésitent pas à emprunter les idées que l’extrême droite défend depuis quarante ans.
Par Philippe Jacqué (Bruxelles, bureau européen)

Lors d’un sauvetage de migrants par le navire « Geo-Barents », exploité par Médecins sans frontières, dans les eaux internationales entre la Tunisie et Lampedusa, en Méditerranée, le 20 juillet 2024. DARRIN ZAMMIT LUPI / REUTERS
Depuis l’annonce par l’Allemagne, début septembre, du rétablissement des contrôles à ses frontières intérieures, l’Europe a remis au premier plan le débat sur l’immigration. Le premier ministre britannique travailliste, Keir Starmer, s’est rendu en Italie pour s’informer sur la politique migratoire restrictive de la présidente du conseil, Giorgia Meloni. Les Pays-Bas et la Hongrie ont officiellement demandé à la Commission européenne, mi-septembre, une dérogation pour ne plus participer à la politique migratoire commune en cas de révision des traités, tandis qu’en Autriche le sujet a dominé la campagne législative.
En France, à peine nommé au ministère de l’intérieur, Bruno Retailleau a annoncé, le 23 septembre, qu’il souhaitait mettre fin au « désordre migratoire », moins d’un an après la dernière loi restrictive sur le sujet, tandis que la première ministre danoise, la sociale-démocrate Mette Fredriksen, affirmait : « Nous devons malheureusement être très durs en matière d’immigration. » Désormais, résume-t-on à Bruxelles, il n’existe plus aucun tabou sur cette question.

Pourquoi un tel durcissement des discours, alors que les arrivées irrégulières ont baissé de 39 % depuis le début de 2024 (à 140 000 personnes) et que le million de demandes d’asile annuelles, certes à leur plus haut niveau, reste modeste au regard d’un continent de 450 millions d’habitants ? De droite comme de gauche, les dirigeants européens se sont raidis sur ce sujet et ils n’hésitent pas à emprunter les idées que l’extrême droite défend depuis quarante ans.
« Une manière de polariser le débat »
« D’un pays à l’autre, ces annonces sont souvent liées à des séquences électorales, note Matthieu Tardis, chercheur au centre de réflexion et d’action Synergies migrations. En Allemagne, le rétablissement du contrôle des frontières est intervenu après une lourde défaite du SPD [Parti social-démocrate] dans certains Länder face à l’AfD, le parti d’extrême droite, ainsi qu[’après] des faits divers tragiques [notamment l’attaque au couteau à Solingen par un réfugié syrien, le 23 août]. En France, la fermeté en matière de gestion migratoire est pour le nouveau gouvernement un marqueur politique fort. C’est devenu un totem et une manière de polariser le débat. »
Pour l’Allemagne et l’Autriche, « les récentes annonces sont la conséquence de dix ans d’accueil très important, rappelle Gerald Knaus, le président autrichien d’Initiative européenne de stabilité. Entre 2014 et 2023, l’Allemagne a accueilli 35 % des demandeurs d’asile en Europe, soit 2,5 millions de personnes, et reconnu le statut de réfugiés à 1,4 million d’entre elles. C’est près de la moitié de tous les réfugiés accueillis en Europe ». L’Autriche a accueilli, en proportion de sa population, le plus important contingent de réfugiés. « Après de grandes vagues d’arrivées, vous avez toujours un contrecoup, un retour à une politique protectionniste. Cela a été le cas aux Etats-Unis après chaque grande vague migratoire », remarque le politologue Ivan Krastev, du Centre pour les stratégies libérales de Sofia.
Ces dernières années, si les Allemands et les Autrichiens ont respecté les règles européennes, d’autres pays, notamment ceux de première entrée (Italie, Grèce) ne l’ont pas fait, refusant d’accueillir des demandeurs d’asile qu’ils doivent théoriquement prendre en charge. La Hongrie a pour sa part été condamnée en juin à 200 millions d’euros et à une astreinte de 1 million d’euros par jour par la Cour de justice de l’Union européenne pour ne pas avoir proposé de procédure de protection internationale. De quoi susciter de la rancœur à Berlin et à Vienne contre les politiques de ces pays.
Accord entre Bruxelles et Ankara sur les réfugiés
Le sujet est d’autant plus sensible que l’Europe a peiné à répondre d’une seule voix sur ce sujet. Depuis le début des années 2000, l’Union européenne (UE) a surmonté la crise financière, le Brexit ou la crise due au Covid-19, mais « elle n’a pas su résoudre de manière convaincante la crise migratoire de 2015. Elle n’a pas su montrer sa valeur ajoutée sur ce thème », juge Sébastien Maillard, de l’Institut Jacques Delors.
Au printemps, elle a bien bouclé un pacte sur la migration et l’asile, un ensemble de règles communes pour mieux encadrer les arrivées de demandeurs d’asile à ses frontières, mais il ne sera pas appliqué avant mi-2026. De fait, souligne Gerald Knaus, « depuis dix ans, on parle de changer les règles, mais, pratiquement, il ne s’est rien passé et les partis d’extrême droite ont prospéré ». Pour lui, le seul dispositif efficace a été l’accord entre Bruxelles et Ankara, qui a permis de fixer 4 millions de Syriens en Turquie. Depuis, la Commission a multiplié les accords migratoires, notamment avec la Tunisie et l’Egypte, à la fois très onéreux et qui entraînent souvent des violations des droits humains.
Néanmoins, quand il a fallu accueillir plus de 5 millions d’Ukrainiens chassés par la guerre, les Européens ont facilité leur installation dans le pays de leur choix, sans crise majeure, tout le contraire de la politique restrictive menée contre les migrants non européens. Malgré les discours antimigrants, « le sentiment relativement positif des Européens vis-à-vis de l’immigration ou de l’asile reste assez stable sur le long terme », constate Hélène Thiollet, politiste au CNRS.
Pour Virginie Guiraudon, chercheuse au CNRS également, c’est la façon dont l’Europe a construit sa politique migratoire qui peut expliquer l’orientation actuelle. « Depuis trente ans, les ministères de l’intérieur ont renforcé leur emprise sur ce sujet. Progressivement, la migration n’a été prise que sous le prisme sécuritaire. Auparavant, le sujet était abordé de manière bien plus large par les Etats, prenant en compte les aspects économiques, sociaux, démographiques ou diplomatiques. Conséquence, tout le monde se concentre sur la seule question des entrées irrégulières, une vision très partielle de ce qu’est l’immigration. »
Symétriquement, on demande aux « politiques migratoires de répondre à de nombreux problèmes, comme le chômage, l’insécurité, les divers trafics… Certes, ces sujets peuvent être liés, mais cela relève d’autres politiques publiques plus complexes et moins simples à appréhender qu’ouvrir ou fermer une frontière », juge encore la chercheuse. En réalité, estime Ivan Krastev, « aborder la question migratoire est une manière de répondre à une autre question, celle de la souveraineté territoriale. Un Etat doit montrer à son opinion publique qu’il peut maîtriser et contrôler ses frontières ».
« Les partis d’extrême droite rassurent »
Pour le politologue, le durcissement du discours sur la question migratoire répond aussi au vieillissement de la population européenne, qui perd confiance en elle. « Confrontés à l’arrivée de personnes d’autres continents, d’autres religions, les Européens voient progressivement leur environnement évoluer. Face à cette réalité, mal vécue par certains, les partis d’extrême droite rassurent, car ils leur promettent moins d’immigrés et semblent écouter leurs inquiétudes. En quelque sorte, en votant pour ces partis, ils migrent dans le passé. C’est un vote nostalgique. »
Les dirigeants européens qui multiplient les déclarations chocs affichent deux objectifs : l’arrêt de l’immigration clandestine et l’organisation d’une immigration choisie de travail. Sur le premier plan, tout est fait pour éloigner des côtes européennes les exilés qui cherchent à y entrer, qu’ils relèvent ou non du droit d’asile. Depuis le printemps, de plus en plus d’Etats font pression pour que la Commission travaille sur l’externalisation des demandeurs d’asile dans des pays tiers sûrs, sur le modèle que l’Italie développe avec l’Albanie. Les Européens espèrent dissuader les candidats tentant de rejoindre l’UE avec ces projets qui sont juridiquement complexes et particulièrement onéreux.
Le risque du durcissement des politiques migratoires, c’est le démantèlement de la législation nationale et internationale de l’asile et de la protection des réfugiés, et, plus largement, une atteinte à l’Etat de droit et à la hiérarchie des normes, qui veut que le droit national soit conforme aux droits international et européen. Depuis des années, la droite et l’extrême droite demandent, notamment en France, que le droit national en matière de migration prenne le pas sur les engagements internationaux. « Avec les débats actuels sur le sujet, conclut Sébastien Maillard, on ne voit pas où cela peut s’arrêter, tant en France qu’en Europe. »

Philippe Jacqué (Bruxelles, bureau européen