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Entre le coeur et la raison

Politique d’asile

Léon Gloden et Max Hahn, co-responsables de la politique d’asile, tentent de se distinguer de l’ère Jean Asselborn. En même temps, ils insistent qu’au fond leur prédécesseur n’agissait pas si différemment d’eux: avec «Häerz» et avec «Verstand». Qu’en est-il?

Une ombre plane sur la conférence de presse du lundi 3 février 2025, pourtant rien d’autre qu’un traditionnel «bilan en matière d’asile et d’immigration» sur l’année 2024. Cette ombre, c’est celle de Jean Asselborn (LSAP), prédécesseur à la fois de Max Hahn (DP, ministre de l’Accueil et responsable de l’Office National de l’Accueil) et de Léon Gloden (CSV, ministre des Affaires intérieures et responsable de la Direction de l’Immigration) qui tiennent la conférence ensemble. Auparavant, les deux services-clé en matière d’immigration étaient principalement du ressort de Jean Asselborn.

Son nom ne tombe qu’une seule fois. Pourtant, l’héritage du ministre des Affaires étrangères de 2004 à 2023 revient constamment dans les discours de ses successeurs. Léon Gloden affirme ne pas «faire de photos avec chaque personne régularisée, contrairement à mon prédécesseur» et «ne pas faire de favoritisme». Il veut une politique de l’immigration «basée sur une égalité de traitement» et rappelle qu’on ne «peut pas accepter tout le monde». Ce que Jean Asselborn avait d’ailleurs dit lui aussi: «Nous ne pouvons pas être le pays où les gens pensent qu’ils vont trouver un toit.»

Léon Gloden donne le contexte: «Ce n’est pas parce qu’il y a une dame qui appelle le ministre de l’immigration que le dossier avance plus vite». Il vise par là Marianne Donven, dont la démission récente de son poste de fonctionnaire a fait éclat. Dans sa lettre de démission, elle accuse le gouvernement CSV-DP de faire une politique inhumaine, où des familles se retrouvent à la rue.

Arrangements informels

Chez les asbl et personnes engagées à défendre les droits des demandeurs de protection internationale (DPI), l’avis est mitigé quant à l’approche CSV-DP des derniers mois. Il y a d’une part la déception que Jean Asselborn ne soit plus là pour empêcher certaines situations indignes. Marianne Donven, fondatrice du projet «Oppent Haus», évoque le cas d’un vieil homme handicapé logé dans un foyer où les sanitaires sont loin des chambres. «On voudrait trouver une solution pour qu’il ne doive pas marcher une demi-heure pour aller aux toilettes», s’indigne Marianne Donven. Contrairement à l’ère Asselborn, elle dit ne plus trouver d’interlocuteur auprès du ministère. «Ce genre de chose est devenu impossible à arranger…», regrette-t-elle.

Ce qui présentait des avantages pour les uns sous Jean Asselborn était perçu comme incohérence par d’autres. Certains acteurs du terrain reprochent ainsi à Jean Asselborn d’avoir fait trop dépendre de sa seule personne. Ce dernier pouvait arranger à coups de téléphone certains cas qui risquaient d’être perçus comme des violations graves des droits humains. Notamment lorsque des femmes avec des enfants en bas âge risquaient d’être mises à la rue. Pour trouver une issue, il fallait avoir le numéro de portable du ministre.

«Ce genre de résolutions informelles n’est pas digne d’un Etat de droit» dit Catherine Warin, présidente chez «Passerell», une association qui défend les droits des demandeurs d’asile et réfugiés. D’après elle, Jean Asselborn aurait dû mettre en place certaines procédures formelles pour garantir durablement le respect des droits humains, au lieu d’intervenir in extremis de façon discrétionnaire. Sergio Ferreira, porte-parole de l’Association de Soutien aux Travailleurs Immigrés (ASTI), exprime le même regret.

Des violations persistent

Pourtant, Catherine Warin concède: «Sous le gouvernement précédent, il y avait moins de violations flagrantes des droits humains». Mais on aurait tort de considérer la politique de Jean Asselborn comme excessivement favorable aux réfugiés. C’est bien Jean Asselborn – et tout le gouvernement DP, LSAP et Déi Gréng – qui a violé le droit luxembourgeois et européen lorsqu’il a introduit en 2023 des listes d’attente pour les foyers de l’Office National de l’Accueil (ONA). Depuis, certains demandeurs d’asile dorment à la rue ou à la «Wanteraktioun», sans lieu sûr où s’abriter. Pourtant, la Charte européenne des droits fondamentaux exige que les Etats assurent un minimum de dignité humaine aux demandeurs de protection internationale. Ce qui passe avant tout par un logement adéquat.

La Maison de retour a été créée en septembre 2024 pour améliorer l’accompagnement des réfugiés déboutés. Elle occupe l’ancienne SHUK du Kirchberg. (Photo: Mike Zenari)

Au «Bilan en matière d’asile et d’immigration 2024», Max Hahn et Léon Gloden ont d’ailleurs insisté sur le fait que c’était leur «prédécesseur» qui avait instauré ces listes d’attente controversées. Tout en omettant de dire qu’il était bien de leur ressort, depuis plus d’un an, de changer la situation. Une avancée qui permettrait au Luxembourg de respecter de nouveau ses obligations européennes en matière de droits humains.

Il est néanmoins évident que la politique d’asile de Jean Asselborn se laisse – elle aussi – critiquer d’un point de vue humanitaire. Il y a eu le projet de loi 6992 (voté en 2017), qui a allongé le temps de rétention des mineurs réfugiés déboutés à sept jours. Et ce alors que les recommandations internationales demandent à limiter autant que possible le temps de rétention des enfants et des adolescents. Il y a également eu de graves reproches de la part de l’ASTI en 2020: les administrations étatiques n’accepteraient parfois tout simplement pas que quelqu’un dépose une demande d’asile.

Jean Asselborn n’a jamais résolu un problème majeur: contrairement aux autres résidents, les bénéficiaires de protection internationale (BPI) n’ont pas la possibilité d’aller habiter à Arlon, Perl ou Thionville. Ils sont forcés de trouver un logement sur le territoire luxembourgeois. Or le manque criant de logements abordables pèse sur eux depuis déjà plus d’une décennie.

Durcissement en continuité

Aujourd’hui, selon les associations du secteur, le traitement des demandes d’asile est nettement plus strict. Certes, on ne constate aucune rupture brutale dans les statistiques. Le nombre de refus a augmenté en 2024, mais les décisions positives restent stables. Il pourrait donc s’agir d’une simple variation annuelle. Mais à moins de correspondre parfaitement aux critères prévus, un demandeur d’asile a actuellement, selon tous les acteurs, des chances très limitées de parvenir à être régularisé. En particulier pour les demandes de regroupement familial des réfugiés, les autorités sont plus sévères qu’auparavant.

On remarque plutôt une continuité entre le gouvernement actuel et le précédent. On n’a pas assisté à une véritable rupture.“
Sergio Ferreira, ASTI

C’est une approche inscrite dans la lignée d’un gouvernement de centre droit. Pour les observateurs, la politique est peu surprenante. Un durcissement, certes, mais pas de repli sur soi ou de discours violemment anti-immigrés comme il y en a actuellement ailleurs en Europe. «On remarque plutôt une continuité entre le gouvernement actuel et le précédent. On n’a pas assisté à une véritable rupture», commente Sergio Ferreira.

A la conférence de presse du 3 février, les deux ministres ont par ailleurs tenu à souligner qu’ils avaient augmenté le nombre d’autorisations d’occupation temporaire pour les DPI. Une revendication chère aux acteurs du terrain: il est bien plus facile d’intégrer des BPI à la société s’ils ont déjà un travail. Mais les chiffres restent faibles: sur 2018 demandeurs de protection arrivés en 2024, seulement 271, soit 13%, ont reçu une autorisation.

La Maison de retour, évoquée mais jamais réalisée par le gouvernement précédent, a également été présentée comme un progrès par les nouveaux ministres. Ici aussi, scepticisme et optimisme hésitant se mêlent chez les acteurs du terrain: le lieu actuel flirte avec l’insalubrité et l’idée n’a pas encore été clairement définie par la loi.

«On est au Luxembourg …»

Léon Gloden n’arrive pas à se défaire de son problème d’image: il a fait la chasse aux mendiants et a dit que de grosses limousines allemandes avec des plaques belges les amenaient en ville. Ses intentions vis-à-vis des plus démunis demeurent donc suspectes aux yeux du public. Jean Asselborn, au verbe franc et à l’allure joviale, reste par contre l’un des hommes politiques les plus populaires du pays.

Malgré ce contraste, il semble bien qu’en matière de politique d’asile beaucoup au Luxembourg reste – comme dans d’autres domaines – une affaire d’accords tacites et d’arrangements informels. Dans sa communication politique, Léon Gloden s’oppose à ce genre d’arrangements et se met en scène comme simple serviteur de la loi. Il souligne ainsi dans l’émission «RTL Kloertext» qu’il s’est donné des critères contraignants pour régulariser les réfugiés sans-papiers, règles qu’il se contenterait de suivre quasi mécaniquement.

Le gouvernement veut une politique «basée sur une égalité de traitement»: Léon Gloden et Max Hahn au Bilan en matière d’asile et d’immigration de 2024 qui s’est tenu le 3 février dernier. (Photo: Mike Zenari)

Pourtant, la nouvelle coalition a déjà fait le contraire. Exemple: un jugement rendu l’année dernière ordonnait à l’Etat luxembourgeois d’assurer un logement sûr aux réfugiés laissés à la rue à cause des listes d’attente de l’ONA. Néanmoins, le gouvernement n’a toujours pas obtempéré, et ce malgré les normes juridiques européennes sur lesquelles s’appuie le jugement.

Autre exemple: Léon Gloden refuse d’instituer une Commission pour les cas difficiles (dite «Härtefallkommission») sur le modèle allemand. En Allemagne, une telle commission examine des cas où des raisons humanitaires ou exceptionnelles pourraient justifier la régularisation d’une personne censée retourner dans son pays.

La justification du ministre CSV pour son refus? Que déjà sous Jean Asselborn, on aurait conclu que «dat wier am Fong kee Modell fir Lëtzebuerg». De facto, cela signifierait un transfert de compétence. La décision de régulariser ou non une personne incomberait alors à la commission – et non plus au ministre lui-même, qui y perdrait en pouvoir. Ou comme l’affirmait Jean Asselborn en 2024, en réponse à une question du «Lëtzebuerger Land» sur la façon dont il arrangeait personnellement les situations des réfugiés: «Mais on est au Luxembourg. On ne règle pas les problèmes de manière théorique. A la fin du compte, c’est toujours le ministre qui doit trancher.»

Compromis et contradictions

La communication politique du CSV-DP en matière d’asile restera en tout cas politique. Le gouvernement essaie – avec toutes les contradictions que cela suppose – de tenir le pari du «mat Häerz a Verstand». De l’avis des acteurs du terrain, il y a eu bel et bien un changement dans les discours et les attitudes. «On reste vigilant» dit une interlocutrice.

Pour susciter l’acceptation de leurs décisions, Max Hahn et Léon Gloden ont par ailleurs déjà su jouer sur les émotions. Une stratégie qui continue à rendre Jean Asselborn populaire. Max Hahn a ainsi justifié la décision de l’ONA en insistant avec émotion le 3 février que «cette femme avec son bébé de quinze mois, elle n’a pas passé une seule nuit dehors.» Une allusion aux cas dénoncés par Marianne Donven le mois dernier.

Wir werden eine Migrationspolitik mit Herz und Verstand betreiben. Die Umsetzung erfolgt im Rahmen der materiellen Möglichkeiten des Landes.“Programme électoral du CSV 2023

Ce flottement dans la communication – parfois plus légaliste, parfois plus bienveillante – est certainement dû à des raisons politiques. L’identité de la coalition de centre droit repose sur une politique (au moins un peu) plus dure que celle du gouvernement précédent. Finalement, faire «eng nei Politik» (autre slogan électoral du CSV), c’est aussi le pari que la majorité des Luxembourgeois soit plus à droite que ne le pensait le gouvernement précédent.

Car certes, en 2023, 89% des Luxembourgeois étaient favorables à l’accueil des réfugiés. Mais le virage électoral européen vers la droite – voire vers l’extrême droite – pourrait avoir poussé le gouvernement CSV-DP à se durcir davantage. Tout en évitant soigneusement de rejoindre les pires élèves de l’Union européenne en matière d’asile. Il est probable que le cœur et la raison continuent leur ménage – fait de compromis, de contradictions et de zones d’ombre.