Festival des migrations : « On déconstruit les fausses images de la réalité »
Les 15 et 16 mars, à Luxexpo, se tient le Festival des migrations, des cultures et de la citoyenneté, organisé par le Comité de liaison des associations d’étrangers (Clae). La directrice du Clae, Anita Helpiquet, revient sur le contexte politique et social dans lequel s’inscrit cette 42e édition.
woxx : L’édition 2025 du Festival des migrations a été placée sous le signe « des rencontres », « loin des méandres des réseaux sociaux, des chaînes d’info en continu, des milliardaires devenus trop riches pour penser le commun ». Quel message tenez-vous à faire passer ?
Anita Helpiquet : Il suffit d’écouter les informations pour savoir qu’on est dans la désinformation et d’écouter le monde pour savoir qu’on vit sous le régime de la peur. Une vraie information reste essentielle pour une démocratie, pour vivre ensemble, pour faire société ensemble, c’est pourquoi nous tenons à replacer les médias au cœur du Festival des migrations. Ce n’est pas la peine d’avoir des médias qui créent ou diffusent la peur. Il faut au contraire des médias engagés sur les questions de diversité, qui s’éloignent de la reproduction des stéréotypes et qui vont chercher l’information là où elle n’est habituellement pas recherchée. Avec les médias, c’est comme avec le monde associatif : il faut tout décloisonner en permanence. Surtout au Luxembourg, où l’on a tendance à avoir des espaces extrêmement cloisonnés. Le problème du média, c’est qu’il est souvent loin de la réalité. Avec le Festival des migrations, on essaie de reproduire une certaine réalité afin de dire : arrêtez d’avoir peur. Il suffit de favoriser les rencontres pour déconstruire les fausses images de la réalité. Car ce sont ces images fausses qui créent de la peur, laquelle est ensuite instrumentalisée sur le plan politique. Et le pari de ces gens qui l’instrumentalisent réussit : à l’heure actuelle, la situation est telle que, même si on refuse d’avoir peur, on finit par avoir peur.
Que pensez-vous de la politique menée par le gouvernement Frieden depuis son arrivée au pouvoir, il y a un peu plus d’un an, en matière d’immigration ?
Le gouvernement Frieden est conscient du fait qu’il faut aller chercher des compétences à travers le monde, et reste donc très ouvert à l’immigration quand il s’agit d’une main-d’œuvre hautement qualifiée ou nécessaire à l’économie du pays. Par contre, et c’est triste, l’immigration dite « indésirable », ou celle qui n’apporte pas vraiment de valeur ajoutée à l’économie du pays, est moins acceptée. Il n’a pas fait de déclarations considérables à l’encontre de cette immigration, mais tout ce qui s’est passé autour de la mendicité entre dans ce cadre. Par ailleurs, sur le terrain, on constate que les droits peuvent être détricotés sans avoir fait l’objet d’une annonce politique. Il y a quelques semaines, par exemple, nous nous sommes beaucoup battus au sujet des questions d’accès à la santé pour les sans-papiers, accès qui a été durci sans avoir fait l’objet d’une décision politique, mais plutôt d’une décision interne. Aux acteurs de rester extrêmement vigilants pour que ces droits – qui ont été acquis, au Luxembourg, sans nécessairement avoir fait l’objet d’un cadre légal – ne soient pas détricotés. Il est en effet absolument essentiel de continuer à se battre pour les droits des plus faibles – issus ou pas de l’immigration –, car, lorsqu’une société va mal, on a tendance à accepter beaucoup moins tous ceux qui sortent du système. Il est également dommage que le gouvernement ne se prononce pas sur la question des sans-papiers de manière globale. Nous sommes dans un pays avec une économie mondialisée, et dans ce type d’économie, il y a des personnes qui se trouvent en situation administrative irrégulière. C’est un processus normal, et c’est le rôle de l’État de prévoir des filets pour permettre à ces personnes d’être protégées et de rattraper le cours normal de la vie. Il y a en effet des gens qui sont là parce qu’ils participent non pas à une économie « parallèle », mais à une économie qu’on n’a pas pu délocaliser et qui nécessite de produire à bas coût : restauration, service aux personnes, ménage, etc. Il y a certes un problème de recrutement dans ces secteurs, mais il s’agit surtout d’un mécanisme systématique – recruter des sans-papiers pour maintenir la pression est efficace. Les syndicats doivent vraiment continuer à œuvrer pour qu’il y ait des conventions collectives, surtout dans les secteurs où ces personnes sont les plus fragiles.
Vous reprochez également au Luxembourg de ne pas mettre en place une politique d’accueil. En quoi celle-ci est-elle indissociable d’une politique d’immigration ?
Parce qu’on ne peut pas accueillir des personnes sur un territoire et attendre qu’elles prennent place dans la société sans qu’il y ait une volonté politique derrière. La nouvelle loi sur le « vivre-ensemble interculturel » manque clairement d’ambition politique. On est resté sur les mêmes paradigmes qu’auparavant : celui de la responsabilité individuelle et celui de croire que l’intégration se joue au niveau local. Le premier écueil, c’est en effet d’avoir conservé l’idée d’un contrat d’accueil (le « contrat d’accueil et d’intégration », devenu « Biergerpakt », ndlr). Les personnes arrivent, signent un contrat et puis… rien, à part quelques cours d’instruction civique et une journée d’orientation. Cela peut être utile pour certains, mais ça ne remplace pas une véritable politique sociale. Dans les années 1970-1980, quand s’est posée la question de l’immigration, surtout portugaise, on a mis en place des politiques sociales, des politiques en matière de logement, des choses très concrètes. Le second écueil, c’est d’avoir axé la politique d’intégration au niveau local. Beaucoup d’efforts sont faits à ce niveau, et c’est intéressant. Mais ça ne doit pas être l’unique espace d’action. L’espace est mondialisé, l’intégration ne va pas se passer dans un village qui n’existe plus. Ce n’est pas la peine de reprendre ce vieux modèle pour imaginer une politique qui doit au contraire nous projeter 50 ans en avant. Selon moi, pour agir, il ne faut pas choisir un seul espace, mais faire se croiser différents espaces. Très concrètement, du point de vue du Clae, la nouvelle loi sur le vivre-ensemble interculturel a complètement oublié le rôle joué par les acteurs issus de l’immigration. Leurs associations, parfois qualifiées de « communautaires », sont pourtant à la croisée des espaces : elles sont en relation avec le pays d’origine, bien sûr – et cette relation est importante, notamment en matière d’équilibre identitaire, à la fois pour soi et pour ses enfants –, mais parfois elles agissent aussi au niveau national, voire frontalier. Et quelquefois, elles travaillent avec les communes : en participant à une fête, elles sensibilisent sur la situation du pays d’origine, ce qui peut éventuellement déboucher sur un partenariat.
Depuis plusieurs années, vous militez pour la création d’un ministère de la Citoyenneté. Où en est cette revendication ?
Au Clae, nous avons développé cette idée d’un ministère d’État qui serait chargé de coordonner les politiques d’immigration et d’accueil, c’est-à-dire de mettre en œuvre toutes les politiques ou dispositifs qui permettent l’égalité d’accès réel à l’éducation, à la formation, au marché du travail, à la santé, à la culture. Vaste chantier ! On ne l’a pas pensé dans une optique liée à l’immigration – vu les défis qui attendent les sociétés dans lesquelles on vit et le désastre politique actuel, la seule voie de sortie pour éviter le marasme, selon nous, c’est en effet de réduire les inégalités sociales. Car plus les inégalités augmentent, plus chacun se retranche sur soi et sur sa propre situation, et plus les conflits sociaux et identitaires augmentent. Si on veut retrouver une société qui s’accepte, il va falloir diminuer les inégalités sociales et recréer ce contexte qu’on avait pensé, et qui était désirable, après la Seconde Guerre mondiale et qui a été abandonné dans les années 1970. À titre personnel, je ne crois ni au modèle de la démocratie libérale, ni au modèle du communisme, ni au modèle autoritaire. Mais il faut que les gens se sentent solidaires, et cela passe par la diminution des inégalités. Sans quoi nous avons à travers le monde des Elon Musk qui ne vont même plus penser le commun. On continue de travailler sur cette idée de ministère de la Citoyenneté, on la reproposera aux prochaines élections.
Le festival célèbre la diversité des cultures. Pour d’autres, la culture d’origine devrait au contraire s’effacer au profit de la culture nationale. La langue luxembourgeoise en est l’un des enjeux. Comment favoriser l’intégration sans tomber dans un écueil nationaliste ou identitaire ?
Nous nous tenons à l’écart des identités : nous favorisons les expressions culturelles, mais nous ne sommes pas du côté des discours identitaires. Parce que, dans l’histoire, les discours identitaires ont beaucoup servi à exclure ceux qui étaient indésirables. Nous ne sommes pas contre la langue luxembourgeoise. On doit lui donner de l’importance, mais on ne peut pas ignorer la manière dont elle a été instrumentalisée au cours de l’histoire pour construire une identité, lors de la construction de l’État-nation : à la fin du 19e siècle, on a construit un modèle politique qui détermine aujourd’hui encore notre modèle de société. Nous avons alors une démocratie hyperlibérale gérée par la bourgeoisie industrielle, avec énormément d’inégalités : avec l’industrialisation, la société se développe, mais de même tous les problèmes qui lui sont liés, avec des classes ouvrières qui se retrouvent au ban de la société. Le communisme, ou la peur du communisme, a eu un rôle essentiel : il a obligé les démocraties à réfléchir à la question de l’égalité. Au début du 20e siècle, la citoyenneté est donc repensée et étendue à travers le suffrage universel de 1919, qui inclut désormais non seulement les femmes, mais aussi les ouvriers dans la nation luxembourgeoise. Mais, de fait, on a exclu les étrangers, puisqu’on ne les a pas intégrés à ce suffrage. Cela nous paraît complètement normal aujourd’hui. Mais on a alors imaginé qu’être « national » était la seule légitimité possible. On a encore renforcé cette exclusion par une certaine conception close de l’identité, qui, au Luxembourg, s’est surtout articulée autour de la langue. Or, le fait de mobiliser la question de l’identité a souvent un dessein politique visant à légitimer un groupe social aux dépens d’un autre. À travers le Festival des migrations, on essaie de réintroduire de la diversité, parce qu’une nation ne s’est jamais construite sur une seule culture, il y a eu un brassage de populations et de cultures au fil des ans. Penser qu’une société aurait été construite sur une seule culture nationale est une pure construction politique ayant servi au départ à exclure les étrangers de la nation luxembourgeoise. On essaie simplement de détricoter ce qui a pu arriver depuis le début du 20e siècle et qui a servi à exclure. La question de la langue, des cultures, est donc réintroduite pour favoriser l’inclusion.
La montée de l’extrême droite en Europe, avec récemment le score historique de l’AfD en Allemagne aux élections fédérales anticipées, vous inquiète-t-elle pour le Luxembourg ?
Nous ne sommes plus dans l’hypothèse d’une arrivée de l’extrême droite, on est en plein dedans, avec une parole débridée, décomplexée. On a toutefois encore de la chance au Luxembourg, mais pour peu de temps. Le pays y échappe pour l’instant du fait de sa configuration : c’est un pays multiculturel, et les jeunes générations ont vécu la diversité depuis l’école primaire. Il paraît difficile de dire à des jeunes qui ont vécu cette diversité depuis toujours que c’est dangereux. La diversité culturelle est naturelle pour eux. De toute évidence, il en va différemment pour les générations plus âgées, mais je les comprends : quand on quitte le monde du travail, on se coupe aussi de la marche du monde et d’une certaine réalité. Si on n’y est pas tous les jours confronté, on finit par perdre pied. On ne peut pas en vouloir à quelqu’un qui a, disons, 80 ou 85 ans, qui a quitté le monde du travail il y a 25 ans, de ne pas comprendre cette nouvelle réalité. Le pays s’est tellement transformé entre-temps ! Il y a 15 ans, par exemple, il y avait peu d’immigration extra-européenne au Luxembourg, qui, jusque dans les années 1990 environ, a favorisé un modèle d’immigration très proche culturellement. Ce modèle a éclaté avec la guerre des Balkans. La crise financière de 2008 puis la crise migratoire de 2015 ont également une nouvelle fois rebattu les cartes. Tout cela est allé très vite.
Quels impacts ont eu ces mutations au niveau du Clae ?
En l’espace de 15 ans, le mouvement associatif s’est aussi profondément transformé : les anciennes générations d’immigrés italiennes, portugaises, espagnoles, qui étaient très engagées dans le mouvement associatif, le sont devenues de moins en moins, bien que les Italiens conservent un mouvement associatif relativement fort en comparaison, car ils ont toujours été très engagés au niveau politique. On travaille plus avec les nouvelles migrations, issues d’Afrique, d’Amérique du Sud, d’Orient, ou même d’Extrême-Orient : Inde, Chine, Pakistan. Le Clae a accompagné cette recomposition associative, en faisant en sorte qu’il n’y ait pas de rupture. On continue d’ailleurs d’accompagner les changements, car la transformation est permanente. Notre travail consiste à ouvrir les espaces culturels et n’est jamais terminé. Le Festival des migrations, c’est le point d’orgue de tout ce qu’on construit tout au long de l’année. Depuis le début, son idée centrale est qu’il n’y a pas d’égale citoyenneté sans égale dignité. Et cela passe par la reconnaissance culturelle, qui elle-même passe par l’expression culturelle. À partir de là, on suscite la rencontre. Et quand on suscite la rencontre, on déconstruit les fausses images de la réalité.
190 associations issues de l’immigration
Le Clae est une plateforme associative créée en 1985 qui milite pour une citoyenneté de résidence, pour la reconnaissance et la valorisation des cultures issues de l’immigration, ainsi que pour une politique d’immigration ouverte et solidaire. Il soutient les mouvements associatifs et les projets interculturels, apporte son aide à la création d’associations et propose aussi des cours de langue. Il regroupe environ 190 associations issues ou héritières de l’immigration. Il organise chaque année le Festival des migrations, des cultures et de la citoyenneté, qui rassemble près de 400 stands d’information, de gastronomie et d’artisanat et propose des spectacles, des projections ainsi que des débats. Le festival accueille chaque année entre 35.000 et 40.000 visiteur·euses.