Platzverweis – renforcé, avis de “Soliaritéit mat den Heescherten

Projet de loi no 8426 portant modification de la loi modifiée du 18/07/18 sur la Police grand-ducale, dit « Platzverweis renforcé »

Avis de l’association « Solidaritéit mat de Heescherten »

Introduction – Les visées du projet de loi

Le 17 juillet 2024, le ministre de l’Intérieur, Léon Gloden, a présenté un projet de loi tendant à réformer la loi modifiée du 18 juillet 2018 sur la Police grand-ducale. Invoqué communément sous le terme de « Platzverweis renforcé » ce projet de loi vise à pénaliser toute une panoplie de comportements considérés comme dérangeants ou perturbateurs, voire hors norme.

Sont considérés comme tels :

  • « le fait d’entraver l’entrée ou la sortie accessible au public d’un bâtiment public ou privé de sorte à entraver la liberté de circuler d’autrui;
  • les troubles de la tranquillité, la salubrité ou la sécurité publiques;
  • les entraves à la circulation sur la voie publique;
  • les atteintes à la liberté d’aller et de venir des passants sur la voie publique et dans les lieux accessibles au public;
  • le fait d’importuner des piétons sur la voie publique et dans les lieux accessibles au public. »[1]

Le « Platzverweis »  tel qu’il a été introduit en 2022 sous la précédente majorité parlementaire et son renforcement tel qu’il est prévu dans le cadre de l’accord de coalition entre le CSV et le DP répondent essentiellement aux revendications des commerçants de la ville de Luxembourg et d’une partie de ses habitants et riverains qui se sentent importunés par la présence de mendiants et sans-abris dans la Ville Haute.

Rappelons encore une fois les mots d’un avocat décédé récemment, qui, dans une missive incendiaire adressée à la bourgmestre de la ville de Luxembourg, avait écrit dédaigneusement :

« L’air est rempli des puanteurs que dégagent les cortèges quotidiens de mendiants dégueulasses, insolents qui, grâce aux largesses des intelligents accords de Schengen, nous viennent, sans aucun contrôle, de la lointaine Roumanie.

Ces inqualifiables prennent possession des points stratégiques de la Grand-rue. Ils emmerdent les passants, profitant de tout instant d’inattention pour les racketter. »[2]

Et de lui rappeler que son devoir « essentiel » était :

« – Sécurité
– Tranquillité
– Salubrité
 »[3]

C’est sur cette base que repose le projet de loi présenté par le ministre de l’Intérieur.

Présenté seulement quelques semaines après le débat public à la Chambre des députés sur une pétition exigeant que la mendicité soit autorisée partout et à toute heure, le projet de loi « Platzverweis renforcé» vise à créer un instrument permettant d’écarter facilement et le plus longtemps possible les pauvres des centres urbains. Ceux-ci, du moins lorsqu’ils adoptent un comportement considéré comme dérangeant, p.ex., en quémandant quelques pièces ou en s’abritant dans l’entrée d’un immeuble, pourront, sur simple décision du bourgmestre, être privés de leur droit de cité. Ce faisant, le « Platzverweis renforcé » il s’attaque à un des droits citoyens les plus élémentaires, celui d’aller et de venir, et ceci, de personnes qui sont déjà privés de leurs droits les plus essentiels tel que notamment celui au logement.

Contexte social et politique

Selon les derniers sondages, le risque de pauvreté a encore augmenté au Luxembourg et touche désormais une personne sur cinq et près d’un enfant sur quatre.[4] Il est nettement plus prononcé pour certaines catégories de la population, et se différencie selon les secteurs économiques, avec le secteur de la construction connaissant le plus de travailleurs pauvres.[5]

Dans un pays où le logement social est extrêmement peu développé, le coût du logement représente un poids considérable pour les ménages. Selon un rapport de la Commission européenne, en 2023, le taux de résidents subissant une surcharge liée au logement était de 11,5 % au Luxembourg, contre 8,8 % pour la moyenne européenne. Comme pour la question de la pauvreté, ce risque est réparti de façon très inégale au sein de la population : Les personnes seules et les familles monoparentales sont les plus touchées.[6]

En absence de chiffres précis et pertinents, on peut néanmoins constater, – et les réactions exaspérées de riverains et commerçants en témoignent – , que la misère et le sans-abrisme augmentent : Lors du comptage réalisé le 27 juin 2024, 197 sans-abris furent recensés à Luxembourg-Ville et à Esch-sur-Alzette.[7] En réalité, le nombre de personnes sans-abris est nettement plus élevé : en effet, ce chiffre tient uniquement compte des personnes qui vivent réellement dans la rue ou qui sont en hébergement d’urgence, mais pas de celles qui sont hébergées dans un foyer pour sans-abris.  Ne sont pas pris en compte non plus les personnes qui habitent dans des squats, des abris de jardin ou sur des campings, ni les détenus qui se retrouvent souvent à la rue à leur sortie de prison, ni les demandeurs d’asile et des réfugiés reconnus (BPI) qui doivent quitter les foyers.[8]

Depuis des années, les gestionnaires de structures d’accueil et d’hébergement pour les femmes victimes de violences domestiques se plaignent du manque de places, qui est dû en grande partie au fait que les femmes qui y sont abritées peinent à trouver un logement.  Accueillies par des particuliers, membres de la famille ou ami.e.s, dans des circonstances parfois douteuses, ces femmes risquent de se retrouver, du jour au lendemain, à la rue.

Il n’y a pas, au Luxembourg, de politique volontariste visant à prévenir le sans-abrisme. Ainsi, les offices sociaux ne sont pas tenus à soutenir les locataires qui sont confrontés à des difficultés financières et ne sont informés qu’au dernier moment en cas de déguerpissement. Entre avril 2023 et septembre 2024, plus de 700 demandes de déguerpissements ont été introduites auprès des tribunaux de Luxembourg, Esch-sur-Alzette et Diekirch, dont 635 ont abouti. Sur ces 635 demandes, 327 ont été exécutées, ce qui correspond à 15,5 expulsions par mois.[9] On ignore tout sur le sort des personnes concernés dont certaines finiront, au mieux, dans un hôtel, au pire, à la rue.

A ce jour, et en dépit de la loi modifiée du 7 août 2023 relative au logement abordable, qui a introduit la notion des « logements dédiés dits de réserve », il n’existe aucun recensement de ce type de logements dont on peut douter qu’ils existent.[10]

Depuis 2020/21, première saison pour laquelle des chiffres sont disponibles, le nombre d’usagers de la Wanteraktioun, WAK, a  plus que doublé.[11]  En 2023/24, face au regorgement de la WAK, qui comptait 300 lits, deux tentes de l’armée ont été installées permettant ainsi d’accueillir 24 personnes supplémentaires.[12] En 2024, le ministère de la Famille a imposé pour la première fois des restrictions visant des personnes qui ne seraient que récemment venues et ceci dans le but exprès de bénéficier de ce type d’hébergement d’urgence.[13] Ainsi le terme de «tourisme social » a refait surface honteusement. Cette mesure a mis en exergue le fait que de plus en plus de réfugiés se retrouvent sans solution de logement et contribuent sensiblement à la surreprésentation des ressortissants de pays tiers à la WAK, qui auraient représenté plus de la moitié de ses usagers au cours de la saison 2023/24.[14]

En janvier 2024, le ministre de l’Intérieur a indiqué, en réponse à une question parlementaire que 4.471 personnes « en situation de détresse par rapport au logement » (an enger Wunnengsdétresse), auraient été logées et accompagnées depuis 2022. [15]

Les délais d’attente pour un lit dans un centre d’hébergement sont actuellement de plusieurs mois. N’y sont cependant admis que les personnes qui ont encore accès aux droits sociaux au Luxembourg, laissant de côté toute une population de migrants pauvres, mais aussi des résidents qui n’ont plus d’adresse. Ces personnes sont donc bien forcées de dormir à la belle étoile.

On note également un manque flagrant de structures d’accueil où les personnes sans abri peuvent passer la journée. A notre connaissance, les seules structures de ce type sont le Café Courage et Para-chute, toutes  deux situées dans le quartier de la Gare et à Bonnevoie.[16].

Les personnes sans abris n’ont donc d’autres choix que de passer leurs journées et parfois leurs nuits « à la rue » et parfois aussi d’y mendier car sans droits.

Les responsables de la Ville de Luxembourg ont appelé la population à ne rien donner aux mendiants, en tout cas pas à celles-et ceux qui mendieraient de façon « active » ou « agressive » et ont recommandé aux personnes désirant « aider les personnes nécessiteuses » de soutenir plutôt des « associations caritatives établies au Luxembourg ».[17] Or, les besoins des personnes sans-abris ne se limitent pas à un repas chaud et un endroit où dormir, mais, de fait, seulement les personnes qui bénéficient d’une adresse au Luxembourg peuvent espérer être soutenues au-delà de ces besoins de base.

A l’heure actuelle, le Luxembourg ne dispose d’aucune analyse du phénomène du sans-abrisme et seulement de chiffres très partiels. La stratégie nationale contre le sans-abrisme et l’exclusion liée au logement (2013-20), qui se limitait à une énumération d’objectifs globaux déclinés en une douzaine d’actions concrètes, a expiré sans qu’un bilan officiel ne soit établi, ni les conditions de sa poursuite déterminées. Le plan national d’action contre la pauvreté promis par le gouvernement se fait toujours attendre.

Depuis 2019, plusieurs villes, dont Luxembourg, Ettelbruck et Diekirch ont pris des arrêtés anti-mendiants dont le but déclaré est de dissuader les mendiants ou certains groupes de mendiants considérés comme organisés. Ces arrêtés ont contribué à déplacer le phénomène vers la périphérie et les villes et villages secondaires.

Confronté à l’opposition de la société civile avec notamment une pétition réclamant un droit de mendier partout et à toute heure, qui a réuni plus de 5.500 signatures, le gouvernement a présenté deux nouveaux projets de loi, la réforme de la loi modifiée du 18 juillet 2018 sur la police grand-ducale, présentée le 17 juillet 2014, et l’inscription de la « mendicité agressive » comme infraction dans le Code pénal (nouvel article 342).

Alors que ce dernier prétend essentiellement élucider une situation qui ne serait pas claire, du point de vue juridique, le « Platzverweis renforcé » vise, quant à lui, à répondre aux frustrations de la part de certain.e.s élu.e.s qui voient les affaires de mendicité organisée systématiquement classées par le Parquet. Avec le « Platzverweis renforcé », ce sera le ou la bourgmestre qui sera entièrement aux manettes. Pareil aux souverains du Haut Moyen Âge, il ou elle pourra à terme bannir tout fauteur de trouble récalcitrant du territoire de « sa » commune.

Depuis une dizaine d’années, le thème de la mendicité prétendument organisée ou non revient régulièrement et de façon particulièrement insidieuse et récurrente lors des campagnes électorales. Alors qu’il s’agissait jusqu’ici d’un thème limité à la ville de Luxembourg, il est devenu, depuis les éléctions de 2023, et l’avènement d’un gouvernement de centre-droit, un enjeu politique majeur qui obnubile d’autres questions essentielles telles que la pauvreté grandissante et le creusement des inégalités sociales.

Il matérialise une question essentielle, celle du droit de cité, ou, selon les mots de l’ancienne et actuelle bourgmestre de la Ville de Luxembourg, « l’image de la Ville telle que nous la souhaitons ».[18] Là où c’étaient d’abord les punks et les mendiants roms qui dérangeaient, ce sont aujourd’hui tous ces miséreux, parfois venus de loin, les toxicomanes et malades mentaux qui dérangent.

Le 12 août 2022, le Parlement luxembourgeois adopta une première réforme de la loi sur la Police grand-ducale, qualifiée de « Platzverweis ». Il permet déjà d’éloigner, si nécessaire par la force, toute personne  qui « entrave ou bloque l’entrée ou la sortie accessible au public d’un bâtiment public ou privé de sorte à entraver la liberté de circuler d’autrui. »[19] Alors que ce problème semble revêtir une telle importance, on peut s’étonner que cette mesure n’ait jamais fait l’objet d’une évaluation. Lors de la présentation du projet de loi à la Chambre, le ministre de l’Intérieur a évoqué le fait que la loi actuelle ne prévoit aucun compte-rendu lorsqu’une personne est priée de quitter les lieux. Il a néanmoins pu renseigner sur le nombre d’éloignements forcés. Ils étaient au nombre de 8 depuis l’entrée en vigueur de la loi ,ce qui contredit toute idée d’urgence politique.

Or, pour certains, la loi actuelle ne va pas assez loin : Ainsi, la bourgmestre de la Ville de Luxembourg a critiqué la mise en œuvre de la loi sur le territoire de la ville . Selon elle, une application plus rigide aurait pour effet de « convaincre » les SDF à avoir recours aux hébergements d’urgence.[20]

Si le marché de Noël avec ses beuveries semble faire partie de « l’image de la Ville telle que nous la souhaitons », ce n’est plus le cas pour les SDF qui noient leur chagrin dans la bière ou la wodka. Pourtant, ces pauvres n’ont pas d’autre endroit où aller.

Aspects juridiques

Considérations juridiques générales

Garantie par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la liberté de circulation fait partie des principes élémentaires des droits de l’Homme. Outre le droit de quitter un pays et d’y revenir, elle implique également celui de s’y déplacer librement. La garantie de ce droit peut conditionner l’exercice d’autres droits tels que celui à la vie privé, le droit au travail ou le droit à la santé.

Une limitation de ce droit est acceptable seulement si elle est prévue par la loi et si elle poursuit l’un des buts légitimes visés au troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention européenne des droits de l’homme et ménage un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits de l’individu. De plus, elle doit répondre à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi.

Une mesure d’éloignement des lieux constitue un obstacle à la liberté d’aller et de venir, considérée comme une composante de la liberté individuelle. Cette liberté est formellement garantie par l’article 17, paragraphe 1er de la Constitution et elle peut également être rattachée au droit au respect de la vie privée consacré par l’article 20 de la Constitution.

Déjà dans son avis du 26 avril 2022 [21] à la mesure d’éloignement d’une personne qui « entrave ou bloque l’entrée ou la sortie accessible au public d’un bâtiment public ou privé », prévue dans la loi du « Platzverweis » en vigueur, le Conseil d’État avait noté qu’en vertu de l’article 37 de la Constitution, «[d]ans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées [à l’exercice des libertés publiques] que si elles sont nécessaires dans une société démocratique et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui. »

À l’époque, le Conseil d’État avait approuvé le choix de « régler la question des injonctions d’éloignement dans une loi avec attribution de compétences à la Police grand-ducale agissant sous l’autorité du ministre ayant la Sécurité intérieure dans ses attributions, plutôt que de voir reléguer ces mesures aux communes » [22].

Or, le « Platzverweis renforcé » faisant l’objet du projet de loi 8426 actuel, va bien plus loin que l’ancien « Platzverweis » :
1. il projette l’éloignement d’une personne dans un rayon d’un km pendant 48 heures, par la Police ;
2. il projette une interdiction temporaire de lieu pour une durée maximale de trente jours à l’encontre de personnes qui ont fait l’objet de rapports répétés d’éloignement et
3. il introduit la faculté pour le bourgmestre, et non pour la Police grand-ducale ou un magistrat, de prononcer cette interdiction.
Enfin, aucune voie de recours n’est formellement prévue à l’encontre de ces mesures.

Le projet de loi sous revue constitue une nouvelle tentative d’éloigner les pauvres et les sans-abris des centres urbains. Il vise à la fois les troubles de la tranquillité, de la salubrité ou de la sécurité publiques, mais aussi les entraves à la circulation ou encore à la liberté de circulation des piétons.

Nous montrerons par la suite dans le détail que les modalités d’application de ce projet sont peu précises puisqu’elles reposent largement sur le pouvoir d’appréciation des forces de police et du bourgmestre, dont le pouvoir serait étendu de manière inadmissible et qui deviendrait en même temps juge et partie. L’arbitraire serait institutionnalisé.

Nous retrouvons une grande partie de nos considérations dans les avis du Parquet général, du Parquet de Luxembourg et de Diekirch, du Tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg, des Justices de Paix de Luxembourg, Esch/A et Diekirch et du Conseil d’État et nous nous y référerons le cas échéant.

Considérations juridiques détaillées au sujet des deux articles du projet de loi

Article 1er introduisant un article 5bis dans la loi du 18/07/18 sur la Police grand-ducale

  1. Le rappel à l’ordre par la police d’une personne qui « se comporte de manière à troubler la tranquillité, la salubrité ou la sécurité publiques» se fonde sur le décret royal du 14 décembre 1789 relatif à la Constitution des municipalités et de la loi des 16 et 24 août 1790, qui confèrent aux communes la mission de veiller au maintien de l’ordre public dans les domaines de la sécurité, de la salubrité et de la tranquillité publiques, à savoir de la «police administrative générale ».

Il faut mettre en garde

  • que les notions de «  sécurité, salubrité ou de tranquillité publiques » sont extrêmement vagues pour pouvoir servir au déclenchement de mesures restreignant des libertés publiques inscrites dans la Constitution ;
  • que suivant la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, une restriction à une liberté ne doit pas seulement être inscrite dans la loi, mais également « accessible à la personne concernée et être prévisible quant à ses effets par une formulation précise permettant à tout individu de régler son comportement » ;
  • que la question de la proportionnalité se pose lorsqu’il s’agit d’apporter une sévère restriction à la liberté garantie constitutionnellement pour donner suite à un comportement de nature à troubler la tranquillité, la salubrité ou la sécurité publiques ; surgit ici aussi la question, ce qu’il faut tolérer, respectivement ce qui est objectivement nécessaire dans une société démocratique ;
  • qu’en droit allemand, qui a inspiré à la fois l’ancien « Platzverweis » et le « Platzverweis renforcé », les «  Platzverweisungen » sont appelées à prévenir un danger, alors que le présent projet de loi invoque des « incivilités» (D’après le dictionnaire : manquements aux règles du comportement en société.)  C’est ce que met en évidence notamment l’avis du Parquet général.
    En réponse à une question parlementaire, l’ancien ministre de l’Intérieur différenciait déjà clairement: « Le Gouvernement constate par ailleurs qu’une certaine confusion semble entourer le concept même et sa portée. En Allemagne, cet instrument constitue essentiellement une mesure d’urgence, à caractère unique, destinée à prévenir un danger imminent («Abwendung einer drohenden Gefahr»). Ce n’est donc pas une mesure destinée à s’appliquer de façon prolongée pour remédier à une situation récurrente. Au Luxembourg par contre, le < Platzverweis> semble être associé à l’idée de pouvoir, en cas de trouble à l’ordre public, conférer aux agents de la force publique la possibilité de contraindre une personne par injonction à quitter un endroit pour se déplacer vers un autre endroit en lui interdisant de revenir à l’endroit de départ, cela pour une durée plus ou moins prolongée. Il n’existe actuellement également aucune disposition légale permettant aux autorités communales de prononcer un tel <Platzverweis>. Et cette même réponse énoncait déjà le danger résultant d’une généralisation: «  L’instauration de pareil <Platzverweis>» risquerait fortement de constituer une restriction de la liberté fondamentale de chaque citoyen d’aller et de venir sur la voie publique. »[23]
  • que le projet de loi sous rubrique laisse le pouvoir d’appréciation entre les mains de l’agent de police; celui-ci peut décider sans contrôle au vu de la situation et aucun recours contre la mesure d’éloignement n’est prévu ;
  • que le rappel à l’ordre, suivi d’une injonction à l’éloignement peut (dans la deuxième étape du non-respect de l’interdiction temporaire de lieu, prononcée par le bourgmestre) mener à une sanction de nature pénale, qui doit s’appuyer, suivant l’article 19 de la Constitution, sur une définition suffisamment claire et précise de l’infraction commise; or la formulation « se comporter de manière à troubler la tranquillité, la salubrité ou la sécurité publiques » ne répond pas à cette condition. Pour cette raison, le Conseil d’État s’oppose formellement à cette formulation[24].
  1. Le rappel à l’ordre par la police pour des « comportements qui ont pour conséquence d’entraver la circulation sur la voie publique ou de porter atteinte à la liberté d’aller et de venir des passants sur la voie publique et dans les lieux accessibles au public» donne aussi lieu à de sérieuses objections :

Cette disposition se heurte à l’exercice de libertés garanties par la Constitution luxembourgeoise comme la liberté de réunion (article 25), celle de manifester ses opinions (article 37) et les libertés syndicales (article 28), à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme et à la Convention C087 [25] sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical de l’Organisation internationale du Travail (OIT), ratifiée par le Luxembourg.

Un large pouvoir d’appréciation est encore une fois laissé à la police.

Le lien est à faire ici avec l’avant-projet de loi rétrograde sur les rassemblements en plein air dans des lieux accessibles au public.

  1. Le rappel à l’ordre par la police de toute personne qui «se comporte de manière à importuner des passants sur la voie publique et dans les lieux accessibles au public » est l’expression même d’une formulation subjective.

Le Conseil d’État écrit à ce sujet dans son avis : « Le fait d’importuner une personne ou d’être importuné par une autre personne est le résultat d’une appréciation subjective tant des personnes impliquées que de la Police grand-ducale. Il en résulte un risque d’arbitraire dans l’application de la loi et surtout un manque de prévisibilité découlant de l’imprécision de la disposition ».[26]

Aussi cette disposition est-elle considérée comme « contraire aux articles 20 et 37 de la Constitution » par le Conseil d’État, qui s’y oppose formellement. Il laisse pourtant la porte ouverte « si le texte était précisé davantage, en s’inspirant de la formulation et des critères prévus à l’article 6 de la loi du 11 août 1982 concernant la protection de la vie privée. »[27]

Nous pensons au contraire que l’appréciation d’un tel comportement ne peut être que subjective et qu’il faut s’abstenir d’en faire l’objet d’une description juridique à des fins répressives.

  1. Les autres éléments de l’article 1er appellent de notre part les commentaires suivants :

L’éloignement pendant 48 heures à une distance du lieu du constat, dans un rayon d’un km au maximumce qui correspond à un cercle de 2 km de diamètre -, dépasse souvent les limites du centre d’une commune, voire celles d’un village. Cela rappelle le bannissement qui a eu cours au Haut Moyen Âge et constitue une mesure extrêmement grave.

L’autorisation laissée à la personne concernée par la mesure d’éloignement à se déplacer dans le périmètre visé, si le déplacement est nécessaire pour se rendre à sa résidence habituelle ou à celle des parents, alliés ou du partenaire, ainsi que pour d’autres motifs administratifs, professionnels ou médicaux, ou en cas de force majeure ne change rien au fait qu’une telle mesure constitue une entrave disproportionnée aux libertés d’aller et de venir et peut conduire à une violation d’autres droits tels que la protection de la vie privé, le droit au travail, etc..

Comme nous l’avons déjà remarqué au point (1) précédent, un tel éloignement n’est pas comparable au «  Platzverweis » du droit allemand, dont les auteurs du présent projet de loi abusent à titre de prête-nom. Alors que le «  Platzverweis » allemand est appelé à prévenir un danger imminent, le présent projet de loi vise à éloigner durablement des centres d’activités les sans-abris qui mendient dans la rue et commettent tout au plus des incivilités, qui n’ont rien à voir avec des infractions pénales.

Impossible d’ailleurs de dissocier le « Platzverweis renforcé » du projet de loi no 8418 portant modification du code pénal. Alors que ce projet de loi retire effectivement la mendicité « simple » du code pénal, il y introduit une nouvelle infraction pénale, la mendicité « agressive », inexistante à ce jour. Or, contrairement aux déclarations de la ministre de la Justice responsable de ce projet, une définition précise de la mendicité « agressive » y fait défaut. Dans son article 14, ce projet de loi reformule l’article 342 du code pénal comme suit : « Le fait de solliciter, de manière agressive, sur la voie publique, dans les lieux et immeubles accessibles au public, ainsi qu’à l’entrée des immeubles servant à l’habitation, la remise de fonds, de valeurs ou d’un bien, est puni d’un emprisonnement de quinze jours à deux ans et d’une amende de 251 euros à 3 000 euros ou de l’une de ces peines seulement. »
Le commentaire des articles se limite à une description à l’aide d’exemples : « Peuvent constituer des sollicitations agressives notamment les comportements suivants adoptés à l’égard de la personne de laquelle la remise de fonds, de valeurs ou d’un bien est sollicitée :

– le fait de bloquer ou d’entraver son passage,

– le fait de la poursuivre lorsqu’elle a manifesté son refus de céder à la sollicitation,

– le fait de l’agripper ou de la toucher,

– le fait de crier sur elle,

– le fait d’empêcher ou d’entraver la fermeture de la porte d’entrée d’un immeuble servant à l’habitation devant laquelle la sollicitation est exercée. » et d’ajouter que « Cette liste n’est évidemment pas exhaustive ».

Trois remarques s’imposent ici :

– la phrase « Cette liste n’est évidemment pas exhaustive » couvre une marge d’interprétation
importante
favorisant l’arbitraire, alors que le droit pénal, en raison des conséquences d’une condamnation, doit être
formulé de manière précise,

– les peines prévues sont largement exagérées,

– le Code pénal contient déjà d’autres infractions qui couvrent des comportements similaires,
comme les agressions ou les violences légères.

L’introduction dans le code pénal de cette nouvelle infraction sanctionnée par des peines disproportionnées, qui ignorent la réalité de vie des personnes marginalisées et qui risquent de conduire en fin de compte à un emprisonnement, révèlent le vrai but de cette démarche, qui est la criminalisation d’actes dérangeants issus de l’impuissance des pauvres, qu’on veut expulser de l’espace public. Au lieu de les secourir, on les réprime. Finalement, malgré l’abolition de la mendicité « simple », les mêmes personnes se trouvent visées, mais à travers une terminologie juridique différente.

L’avis de la Cour supérieure de justice au projet de loi 8418 perçoit très justement : « Au regard de la précarité financière des personnes susceptibles de commettre ce type d’infraction, la mendicité agressive sera sanctionnée de fait par la prison, soit parce que l’amende est facultative, soit parce qu’il y aura contrainte par corps en cas de non-paiement de l’amende. Ceci implique que ces personnes pourraient être privées de leur liberté en raison de leur précarité plutôt qu’en raison de la gravité de leurs actes. Afin de justifier les restrictions aux droits et libertés publiques, inévitables lors de l’introduction de cette nouvelle infraction, et afin d’éviter toute confusion avec l’extorsion, il est suggéré de préciser le terme de manière agressive dans l’article 342 du code pénal. »[28]

« Platzverweis renforcé » et mendicité « agressive » même combat donc.

Dans les deux cas, il faut se poser la question de l’alternative de la part des sans-abris : où pourraient-ils séjourner, sinon dans l’espace public face au manque drastique de logements sociaux, d’urgence et « housing first » ? La réponse récente à une question parlementaire a révélé 33 logements « housing first » à Luxembourg-Ville, 8 à Esch/A et 5 dans le reste du pays, soit 46 au total. Nous ne pouvons nous empêcher de citer ici un extrait de l’avis du SYVICOL au présent projet de loi: « Afin d’éviter que les nouvelles mesures frappent, elles aussi, surtout les membres les plus vulnérables de la société, il faut soutenir ceux-ci par des mesures sociales permettant une stabilisation de leur situation. Le SYVICOL appelle donc le gouvernement à renforcer le soutien social des populations en question, en insistant surtout sur la mise à disposition de logements pour les plus démunis, selon le principe <housing first>». [29] Il s’agit là d’une prise de position correcte, mais bien hypocrite, puisque la plupart des communes ne font aucun effort pour offrir des logements d’urgence ou autres  aux personnes qui vivent dans la rue.

Dans le cas d’un éloignement, contre lequel aucun recours n’est prévu, le projet de loi du « Platzverweis renforcé » prévoit que le rapport est transmis au bourgmestre et que copie est remise à la personne concernée. La transmission du rapport au bourgmestre sert sans doute à préparer la deuxième étape de la machination, qui est une interdiction temporaire de lieu pendant 30 jours au maximum.

Article 2 introduisant un article 5ter dans la loi du 18/07/18 sur la Police grand-ducale

 

Cet article prévoit en son paragraphe 1 :  « Si le bourgmestre constate sur base de rapports d’éloignement, qu’une personne a adopté, à au moins deux reprises, au cours d’une période de trente jours, le comportement visé à l’article 5bis, alinéa 1er, il peut ordonner à l’égard de celle-ci une interdiction temporaire de lieu pour une durée ne pouvant pas dépasser trente jours.

Le paragraphe 5 de cet article ajoute : Le non-respect de l’interdiction temporaire de lieu est puni d’une amende de 25 euros à 250 euros. Cette amende a le caractère d’une peine de police.

Face à cet article, nous constatons avec consternation que

  • l’extension sur 30 jours, qui dépasse de loin la mesure d’éloignement de 48 heures, porte davantage encore atteinte aux droits fondamentaux et aux libertés publiques,
  • une sanction de nature pénale sous forme d’une amende de 25 à 250 euros, qui peut être infligée à la personne visée, si elle ne respecte pas l’interdiction de lieu, tend à criminaliser des personnes pauvres qui mendient et qui vivent dans la rue faute de logement,
  • le bourgmestre se voit attribuer le pouvoir de bannir une personne pendant 30 jours d’un périmètre de « sa » commune, qu’il définit lui-même et de la condamner au paiement d’une amende si elle ne s’y conforme pas.

Voilà que ce projet de loi veut doter les bourgmestres de notre pays d’un mécanisme autoritaire triplement inacceptable :

  1. Ce mécanisme ignore le principe de la séparation des pouvoirs, qui constitue pourtant un fondement essentiel de notre démocratie.

Bien qu’élus au niveau local, les bourgmestres sont soumis à la tutelle du ministre de l’Intérieur et font dès lors partie du pouvoir exécutif. N’empêche que maints d’entre eux se considèrent comme les chefs tout-puissants de leur terroir et qu’ils comptent le rester en répondant aux souhaits de leurs électrices et électeurs. L’interdiction de toute mendicité à Luxembourg-Ville a montré, dans quelle direction néfaste la soif du pouvoir peut conduire. De ce fait, les bourgmestres ne prennent pas toujours des décisions objectives, bien au contraire. L’avis commun des Justices de Paix note très justement « Alors qu’il s’agit [au niveau de l’interdiction de lieu] d’une mesure privative de liberté, il serait opportun que cette décision soit prise par une autorité judiciaire avec la possibilité d’un recours judiciaire à brève échéance afin de garantir le principe de la séparation des pouvoirs. » [30]

En raison de l’absence de droit de recours, ni ordinaire, ni suspensif d’une personne bannie contre l’interdiction de lieu prononcée par le bourgmestre, le vote de cette loi ouvrirait la porte à l’éloignement des pauvres des centres urbains, sans passer par le Parquet et les Tribunaux. Leur court-circuitage donnerait ainsi gain de cause aux protagonistes du « Heescheverbuet ».
À noter qu’au niveau de la Convention européenne des droits de l’homme, le contrôle juridictionnel figure au premier rang des garanties contre des actes arbitraires de l’autorité.

  1. Ce mécanisme est totalement disproportionné; à l’instar des comportements ayant conduit à une mesure d’éloignement pendant 48 heures, l’interdiction de lieu de 30 jours vise à éviter des comportements qui ne constituent pas en eux-mêmes des infractions pénales, mais de simples incivilités.. Qui plus est, comme le Conseil d’État le note dans son avis, l’interdiction de lieu « se différencie nettement de son modèle allemand du « Aufenthaltsverbot »; en effet les législations des « Länder » « conditionnent cette mesure à un risque de commission d’infractions pénales » et ce risque doit résulter d’un « état de faits établis par la police qui laissent supposer que la personne visée va commettre une infraction ».[31]
    Le caractère disproportionné de la mesure est aussi mis en évidence par le Parquet du Tribunal d’Arrondissement de Luxembourg et les Justices de Paix de Luxembourg, d’Esch-sur-Alzette et de Diekirch [32]. Dans son avis, le Parquet s’interroge sur l’opportunité que «le bourgmestre [puisse] interdire la pénétration dans un ou plusieurs périmètres déterminés, accessibles au public » et que « contrairement à ce qui est marqué au commentaire des articles (…) le bourgmestre [puisse], d’après le libellé proposé, proscrire à une personne de fréquenter la quasi-totalité du territoire d’une commune en n’exceptant de l’interdiction qu’une partie infime du territoire communal. ». Ainsi, « le dispositif dans son ensemble paraît bien disproportionné par rapport aux exigences de l’article 37 de la Constitution ».[33]

 

  1. Ce mécanisme laisse les personnes victimes d’une interdiction de lieu sans droit de recours et les expose au risque d’arbitraire.

Sur la base d’une récidive de comportement « fautif » constaté dans deux rapports d’éloignement, contre lequel la personne visée n’a même pas pu faire valoir ses explications, celle-ci peut être bannie du centre-ville. Tout revient à permettre au bourgmestre d’écraser une mouche avec un marteau , au grand bonheur de ces électeurs/trices, qui réclament un centre d’affaires chic et propre et au mépris des sans-abris et mendiants visés, dont les droits sont ignorés.
Le fait que le texte proposé ne fixe ni obligation, ni délai dans lequel le bourgmestre doit statuer et que ni l’urgence ni aucun autre critère en fonction desquels le bourgmestre ordonnerait une interdiction temporaire de lieu n’y figurent, renforcent le risque d’arbitraire. Cela a amené le Conseil d’État à s’opposer formellement pour contrariété aux articles 20 et 37 de la Constitution et à demander de préciser davantage la disposition en fixant, d’une part, un délai dans lequel le bourgmestre peut prendre la décision, et, d’autre part, en incluant dans le dispositif des éléments encadrant le pouvoir du bourgmestre. Au-delà de cette opposition formelle, le Conseil d’État a suggéré un abandon pur et simple de l’article 2 introduisant la mesure d’éloignement élargie.[34]

Le projet de loi réserve une part importante à la notification de l’interdiction temporaire de lieu : contre toute logique, il veut réglementer cette notification à une personne vivant dans la rue et ne disposant dès lors pas d’adresse officielle. Les auteurs du projet savent évidemment qu’on ne peut appliquer une peine pour non-observation d’une mesure d’éloignement lorsque cette mesure n’a pu être communiquée à la personne visée. Ils formulent alors d’étranges subterfuges comme l’intervention extrêmement onéreuse d’un huissier, l’intervention d’un agent des postes ou celle d’une autre personne qui se trouverait à l’« adresse indiquée » si le destinataire de la mesure ne s’y trouverait pas.

Tout cela fait ressortir le caractère aberrant de la voie empruntée.

Plus absurde encore est la punition via une amende de 25 à 250 euros en cas de non-observation de l’interdiction temporaire de lieu. Voudrait-on appliquer la « contrainte par corps », qui existe encore en droit luxembourgeois en mettant le sans-abri – évidemment insolvable – en prison ?

 

Conclusion  – Un projet de loi liberticide

L’association « Solidaritéit mat den Heescherten » a été fondée en janvier 2024, au moment de la mise en place du « Heescheverbuet » à Luxembourg-Ville. Depuis lors, les protagonistes à l’exclusion des mendiants et des sans-abris des centres d’activités des villes et communes luxembourgeoises n’ont pas désarmé, bien au contraire.

« Solidaritéit mat de Heescherten » est d’avis que le projet de loi du « Platzverweis renforcé » et celui comptant e.a. à introduire une nouvelle infraction de mendicité « agressive » dans le code pénal, vont clairement dans le sens de cette exclusion.

Alors que le sans-abrisme gagne du terrain à vue d’œil dans notre pays et qu’une politique de lutte décidée contre la pauvreté notamment au moyen de logements sociaux, de logements d’urgence et de de logements « housing first » devrait s’imposer, le gouvernement en place mise sur le bannissement et la répression dirigés contre les pauvres.

Il ne se gêne pas d’abuser à titre de prête-noms des appellations «  Platzverweis » et « Aufenthaltsverbot » – qui sont des mesures utilisées dans le droit allemand pour prévenir un danger imminent – , pour confectionner un projet de loi dirigé en permanence contre les sans-abris et mendiants, qui, parfois, cherchent tout simplement un endroit où se poser ou, au pire, commettent des incivilités.

Il s’agit là d’une attaque en règle contre la liberté fondamentale d’aller et de venir des plus pauvres, qui n’ont d’autres moyens que de mendier et dont le lieu de vie est la rue.

Les projets de loi 8426 sur le « Platzverweis renforcé » et 8418 introduisant la mendicité « agressive » comme nouvelle infraction pénale font partie du tournant répressif qui a longtemps mijoté dans les têtes  de certain.e.s député.e.s ; à présent que leurs partis sont aux manettes du pouvoir, ils s’estiment enfin au bout de leurs rêves !

D’un point de vue juridique, le projet de loi 8426 « Platzverweis renforcé » contrevient aux principes de prévisibilité et de proportionnalité, qui constituent pourtant des fondements de la Convention européenne des droits de l’homme et il dote les bourgmestres de pouvoirs exorbitants sans aucune voie de recours, violant le principe de la séparation des pouvoirs et exposant les personnes visées au risque de l’arbitraire.

Le droit de recours constitue un pilier essentiel de la séparation des pouvoirs dans notre État de droit. Malgré les difficultés pour un sans-abri ou un mendiant de recourir en justice contre les décisions des autorités, ce droit lui appartient. Il doit pouvoir se défendre en justice contre les reproches qu’on lui fait et pouvoir demander que l’interdiction de lieu soit suspendue dans l’attente d’un jugement en référé. L’un des buts de l’association « Solidaritéit mat den Heescherten » est d’ailleurs l’assistance juridique aux personnes en situation de précarité, au cas où une procédure pénale est mise en route contre elles.
Le projet de loi en question ne prévoit cependant ni recours ordinaire, ni recours supensif.

D’aucuns argumentent qu’il faut sauvegarder les intérêts légitimes de la collectivité face à des comportements déviants individuels. Pourtant, pour ce qui est des sans-abris, ces comportements trouvent souvent leur source dans leur situation de misère extrême, contre laquelle les pouvoirs publics n’agissent guère. Aussi, compte tenu de la batterie existante des moyens de police administrative qui existent déjà à l’encontre des personnes qui commettent des incivilités, il n’est pas nécessaire d’en rajouter et – pire – de mettre en place un arsenal permettant d’écarter durablement des centres urbains les pauvres qui gênent.

Ainsi,

  • au lieu de combattre la pauvreté, le gouvernement tend à combattre les pauvres,
  • au lieu de combattre la mendicité, le gouvernement tend à combattre les mendiants.

En tout état de cause, le respect de la dignité de la personne humaine et la prééminence du droit sont essentiels. Or, ni l’un, ni l’autre n’est garanti ici, bien au contraire : au lieu de secourir les plus pauvres en tant qu’êtres humains, le gouvernement veut mettre en avant des restrictions sévères et arbitraires à leur liberté d’aller et de venir et instaurer un mécanisme juridique qui les conduira en prison.

Cela correspond à un déni de la Convention européenne des droits de l’homme, au sujet de laquelle Ganshof van der Meersch écrit : « La société démocratique au sens de la Convention combine la démocratie politique avec la démocratie sociale. [35]»

Ainsi, au vu de ce que Cesare Beccaria a énoncé dans le bulletin des Droits de l’Homme, No 7 de l’Institut Luxembourgeois des Droits de l’Homme : « afin que la peine ne se mue pas en une violence exercée contre un individu, elle doit être essentiellement (…) nécessaire, la moins grave possible compte tenu des circonstances, proportionnée aux délits, (…) », le « Platzverweis renforcé » et le concept de « mendicité agressive » sont tous les deux à rejeter.

Enfin, à l’adresse de l’un des partis de la présente coalition gouvernementale, il convient de citer  Matthieu 5.42, qui dit : « Donne à quiconque te demande quelque chose. » Or il nous semble que le parti en question et la plupart de ses électrices et électeurs se sont depuis longtemps coupés de leurs racines.

Pour toutes les raisons développées dans cet avis, l’association « Solidaritéit mat den Heescherten » exige le retrait pur et simple du projet de loi 8426, dit « Platzverweis renforcé ».

 

Luxembourg, le 26 mars 2025

[1]  Gouvernement : Le ministre de l’Intérieur a présenté le projet de loi du « Platzverweis renforcé » au Conseil de gouvernement, 17.07.24, disponible sous : https://gouvernement.lu/fr/actualites/toutes_actualites.gouvernement2024%2Bfr%2Bactualites%2Btoutes_actualites%2Bcommuniques%2B2024%2B07-juillet%2B17-gloden-platzverweis.html

[2] « Cortèges quotidiens de mendiants dégueulasses » , RTL, 30.09.2017,  disponible sous : https://www.rtl.lu/meenung/lieserbreiwer/a/693907.html https://gouvernement.lu/fr/actualites/toutes_actualites.gouvernement2024%2Bfr%2Bactualites%2Btoutes_actualites%2Bcommuniques%2B2024%2B07-juillet%2B17-gloden-platzverweis.html

[3] ibid. [2].

[4] Luxembourg : le risque de pauvreté touche près d’une personne sur cinq, Le quotidien, 13.03.25, disponible sous : https://lequotidien.lu/a-la-une/luxembourg-le-risque-de-pauvrete-touche-pres-dune-personne-sur-cinq/

[5] Les Portugais ont trois fois plus de risques de devenir pauvres que les Luxembourgeois, Virgule, 26.10.23, disponible sous : https://www.virgule.lu/luxembourg/les-portugais-ont-trois-fois-plus-de-risques-de-devenir-pauvres-que-les-luxembourgeois/4466993.html

[6] Coûts du logement, chômage : le Luxembourg sous surveillance européenne, Le Quotidien, 20.12.24, disponible sous : https://lequotidien.lu/a-la-une/couts-du-logement-chomage-le-luxembourg-sous-surveillance-europeenne/

[7] Interactions/Ministère de la Famille (2025): Quatrième recensement des personnes sans-abri et sans domicile au Luxembourg, 27/06/2024, disponible sous: https://mfsva.gouvernement.lu/dam-assets/publications/rapport-etude-analyse/etat-des-lieux-sans-abrisme/20251001-rapportfinal.pdf

[8] Politique d’asile : Signaux d’alerte, Woxx, 20.03.25, disponible sous : https://www.woxx.lu/politique-dasile-signaux-dalerte/

[9] Réponse de la ministre de la Justice Elisabeth Margue à la question parlementaire n°1056 du 23 juillet 2024 des députés David Wagner et Marc Baum, 26.09.24, disponible sous : https://wdocs-pub.chd.lu/docs/exped/2024/09/QP_55959_1727348267555.pdf

[10] Réponse du ministre du Logement et de l’Aménagement du territoire, Claude Meisch et du ministre des Affaires Intérieures Léon Gloden, à la question parlementaire n°1679 des députés David Wagner et Marc Baum au sujet des « logements dédiés dits de réserve », 17.01.25, disponible sous : https://wdocs-pub.chd.lu/docs/exped/2025/01/QP_57346_1737099764255.pdf

[11] Dräieck a.s.b.l.: bilan action hiver édition 23/24, p.15.

[12] Notunterkünfte für Obdachlose werden erweitert, Luxemburger Wort, 18.01.24, disponible sous : https://www.wort.lu/luxemburg/notunterkuenfte-fuer-obdachlose-werden-erweitert/7288796.html

[13] Die Kälte entscheidet, wer in der WAK Schutz findet, Luxemburger Wort, 16.01.24_5, disponible sous: https://www.wort.lu/luxemburg/die-kaelte-entscheidet-wer-in-der-wak-schutz-findet/34561140.html

[14] Dräieck a.s.b.l.: bilan action hiver édition 23/24, p.18, disponible sous : https://mfsva.gouvernement.lu/dam-assets/publications/rapport/wak/2025/bilan-de-laction-hiver-2324-final.pdf

[15] Notunterkünfte für Obdachlose werden erweitert, Luxemburger Wort, 18.01.23, disponible sous: https://www.wort.lu/luxemburg/notunterkuenfte-fuer-obdachlose-werden-erweitert/7288796.html

[16] Ministère de la Famille, des solidarités, du Vivre ensemble et de l’Accueil : Structures de jour et services d’orientation, 23.12.24, disponible sous :

https://mfsva.gouvernement.lu/fr/le-ministere/attributions/solidarite/sans-abrisme-logement/structures-de-jour-et-services-orientation.html (consulté le 24.03.25); Le Courage: le bistrot du social à Bonnevoie, Virgule, 26.10.2016, disponible sous : https://www.virgule.lu/luxembourg/le-courage-le-bistrot-du-social-a-bonnevoie/222569.html

[17] VdL : Limitation de la mendicité et aides sociales, disponible sous : https://www.vdl.lu/fr/vivre/aides-et-services/aider-les-personnes-en-difficultes/limitation-de-la-mendicite-et-aides-sociales (consulté le 19.03.25).

[18] „D‘Bild vun der Stad Lëtzebuerg, wat mir ons wënschen,“ Letzebuerger Land, 15.07.22, disponible sous : https://www.land.lu/page/article/433/339433/FRE/index.html

[19] Loi du 22 août 2022 portant modification de la loi modifiée du 18 juillet 2018 sur la Police grand-ducale, art. 5bis, disponible sous : https://legilux.public.lu/eli/etat/leg/loi/2022/08/22/a469/jo

[20] Unterschiedliche Meinungen zur Obdachlosenproblematik, Luxemburger Wort, 24.12?22, disponible sous: https://www.wort.lu/luxemburg/so-verschieden-sind-die-meinungen-zur-handhabung-der-obdachlosenproblematik/1183198.html

[21] Avis du Conseil d’État du 26 avril 2022, n° 60.814, dossier parl. n° 79093.

[22] ibid. , [22].

[23] https://wdocs-pub.chd.lu/docs/exped/187/477/148766.pdf

[24] Avis du Conseil d’État du 25 février 2025.

[25]  https://normlex.ilo.org/dyn/nrmlx_fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::p12100_instrument_id:312232

[26] Ibid. [25].

[27] Ibid. [25].

[28] Avis de la Cour supérieure de Justice sur le projet de loi no 8426, 13/01/2025.

[29] Avis du Syndicat des villes et communes luxembourgeoises sur le projet de loi 8426, 30/09/2024

[30] Avis commun des Justices de Paix de Luxembourg, d’Esch-sur-Alzette et de Diekirch au projet de loi 8426, 19/11/2024.

[31] ibid. [25].

[32] Ibid. [30].

[33] Avis du Parquet du Tribunal d’arrondissement de Luxembourg sur le projet de loi 8426, 01/11/2024.

[34] Ibid. [25].

[35] Ganshof Van der Meersch, Walter (1985): La convention européenne des droits de l’homme et les limites que leur assignent l’intérêt général et les droits d’autrui, Bulletins de l’Académie Royale de Belgique, p. 154, disponible sous : https://www.persee.fr/doc/barb_0001-4133_1985_num_71_1_55727