Afghanistan : éviter une nouvelle crise de l’asile

« Afghanistan : éviter une nouvelle crise de l’asile », par François Gemenne

TRIBUNE. « Abasourdi » par les propos d’Emmanuel Macron, le spécialiste des migrations estime qu’il est urgent d’organiser l’exil de ceux qui fuiront le régime des talibans.

Par François Gemenne (chercheur)

Des personnes évacuées d’Afghanistan arrivent à Melsbroek, en Belgique. (ISOPIX/SIPA)
Des personnes évacuées d’Afghanistan arrivent à Melsbroek, en Belgique. (ISOPIX/SIPA)

A l’heure actuelle, il est encore difficile de dire combien d’Afghans et d’Afghanes voudront fuir le régime des Talibans – et surtout combien d’entre eux les Talibans laisseront quitter le pays. Certains, dans les cercles européens, évoquent le chiffre d’un demi-million. Et déjà, on sent les dirigeants européens tétanisés par le spectre d’une nouvelle crise de l’asile, semblable à celle des réfugiés syriens, entre 2014 et 2016.

Les terribles images de chaos à l’aéroport de Kaboul rappellent à quel point la fuite du pays est souvent une question de vie ou de mort : certains ont désespérément tenté de s’accrocher à des avions qui décollaient, tandis que d’autres ont confié leur enfant à des soldats américains pour qu’ils les emmènent hors du pays. Vu d’Europe, il est difficile d’imaginer le désespoir et la peur qui poussent certains à laisser leur vie ou leur enfant dans l’espoir d’un exil.

Dans ce contexte, l’allocution du président de la République du 16 août dernier a beaucoup choqué, en France comme à l’étranger. Comme beaucoup, j’ai été abasourdi d’entendre Emmanuel Macron utiliser – à deux reprises – les termes de « flux migratoires irréguliers » pour qualifier l’exil de celles et ceux qui voulaient échapper au régime des Talibans. J’ai été honteux de l’entendre employer le verbe « protéger » dans sa forme réflexive, comme si c’étaient les Français qui étaient en danger, et non les Afghans.

L’Europe n’a-t-elle rien appris de la crise de 2015 ?

Si l’asile reste à ce point associé à un risque de déstabilisation, ce n’est pas seulement parce que le président espère ainsi flatter un certain électorat : c’est aussi parce que l’Europe n’a rien appris de la crise de l’asile qui l’a déchirée il y a six ans, et qui a laissé des milliers de réfugiés syriens périr en mer, et des millions d’autres aux portes de l’Europe. Il existe pourtant des moyens qu’il est possible de mobiliser pour organiser l’asile, et pour protéger le plus grand nombre possible de celles et ceux qui veulent quitter l’Afghanistan.

La priorité est évidemment d’évacuer un maximum de personnes, et en priorité celles et ceux dont la vie est la plus directement menacée, tant que cela est encore possible. Le personnel de l’ambassade de France à Kaboul, sous la houlette de l’ambassadeur Martinon, s’y emploie activement, avec une détermination qui confine souvent à l’héroïsme. Mais la coordination internationale fait défaut, et des avions décollent encore avec des sièges vides, alors que des milliers de personnes s’entassent à l’aéroport dans l’espoir de pouvoir décoller. Une meilleure coordination des listes de personnes à évacuer entre pays occidentaux permettrait de remplir les avions au maximum, et d’accélérer les opérations d’évacuation. Le temps est compté.

Dans un deuxième temps, il importera d’organiser l’exil de celles et ceux qui voudront fuir le régime. On pourra donner raison au président lorsqu’il déclare que « l’Europe ne peut pas, à elle seule, assumer les conséquences de la situation actuelle ». Mais si l’Europe ne prend pas sa part à l’organisation de l’asile, alors ce sont les passeurs qui s’en chargeront. Plusieurs moyens peuvent être mobilisés pour cela : la directive européenne sur la protection temporaire doit être activée immédiatement, pour protéger sans attendre les Afghans menacés. Un programme de visas humanitaires peut être déployé pour accueillir ceux qui ont accès à une ambassade, notamment dans les pays voisins. Une initiative européenne ou internationale peut être mise en place pour répartir les réfugiés afghans dans différents pays et organiser un programme de relocalisation : la Canada ou le Royaume-Uni ont déjà annoncé qu’ils étaient prêts à accueillir un certain quota de réfugiés. Il importe d’organiser dès maintenant des voies légales et sécurisées pour l’accueil des Afghans qui voudront fuir le régime, avant qu’ils ne se jettent eux-mêmes sur les routes de l’exil. L’Europe peut prendre l’initiative d’une telle organisation : si elle ne le fait pas, c’est alors qu’elle risque de se retrouver avec une situation dramatique à ses frontières, avec son lot de drames et d’insécurité.

Ne pas fermer les yeux sur ce qui se passe à Calais

Mais le débat ne peut se cantonner à ceux qui sont toujours en Afghanistan, et doit s’élargir aux exilés qui se trouvent déjà sur le territoire français : nous ne pouvons pas regarder uniquement vers Kaboul en fermant les yeux sur la situation à Calais ou aux portes de Paris. En 2020 déjà, l’Afghanistan était le premier pays d’origine des demandeurs d’asile en France. Il y a urgence à faciliter et à accélérer le regroupement familial des réfugiés afghans en France, et dont la famille se trouve encore en Afghanistan. Les « dublinés » afghans ne peuvent plus être reconduits dans des pays qui pratiquent encore des expulsions vers l’Afghanistan. Il importe de trouver également des solutions de protection pour ceux qui ont été déboutés du droit d’asile au cours des dernières années. Enfin, un accord doit être trouvé avec le Royaume-Uni pour qu’il accepte d’accueillir ceux qui ont fui avant la prise de pouvoir par les Talibans, et qui attendent désespérément de pouvoir passer en Angleterre : il serait incompréhensible que le Royaume-Uni accepte d’accueillir ceux qui viennent directement de Kaboul, mais refuse ceux qui sont à Calais depuis des mois et des années. Les Afghans qui se trouvent sur notre territoire doivent être protégés et accueillis : leurs tentes sont encore régulièrement lacérées, leurs camps de fortune régulièrement démantelés.

Fondamentalement, il importe de réaffirmer le caractère inconditionnel de l’asile. En France, on voit déjà se développer une rhétorique selon laquelle seuls mériteraient d’être protégés les Afghans qui appartiennent à l’élite intellectuelle du pays – journalistes, artistes, activistes… – tandis que les autres, moins privilégiés, devraient être considérés comme des migrants économiques. Déjà, le directeur général de l’Office français de l’Immigration et de l’Intégration (Ofii) se désole dans la presse que les réfugiés que la France accueillera n’appartiendront pas à l’élite afghane. Protéger, ce n’est pas choisir. Le droit d’asile ne s’applique pas en fonction des classes sociales, et jamais ceux dont la vie est menacée ne constitueront des « flux migratoires irréguliers ». Il ne s’agit pas de protéger uniquement l’élite intellectuelle ou ceux qui ont collaboré avec la France – même si ce sont évidemment ceux-là qui sont les plus menacés actuellement – et de laisser les autres vivre sous le joug des Talibans. Il n’y a pas de « bons » et de « mauvais » réfugiés.

J’ai bien conscience qu’il est plus facile d’écrire ceci dans une tribune de presse que de le mettre en application sur le terrain. J’ai bien conscience des difficultés et de la complexité à organiser l’exil et l’accueil de celles et ceux qui fuiront le joug des Talibans. Pourtant, il en va non seulement de la responsabilité de l’Europe vis-à-vis de celles et ceux qui sont en danger, mais aussi de son intérêt. Nous pouvons encore éviter une nouvelle crise de l’asile.

François Gemenne, bio express

François Gemenne est chercheur du FNRS à l’Université de Liège, où il dirige l’Observatoire Hugo. Spécialiste de la gouvernance des migrations et du climat, il enseigne également à Sciences Po et coordonne le projet de recherche européen MAGYC, consacré à la crise de l’asile. Il a récemment publié « On a tous un ami noir. Pour en finir avec les polémiques stériles sur les migrations », aux éditions Fayard.