Alors que beaucoup d’attentes entourent la nouvelle loi sur le «vivre-ensemble interculturel» qui devrait être votée avant l’été, c’est la question ultrasensible du «décider ensemble» qui revient dans le débat.
La nouvelle loi sur le «vivre-ensemble interculturel» et ses structures au niveau communal et national permettront-elles aux étrangers qui peuplent le pays pour moitié de prendre davantage part à la société ? Certains en doutent sérieusement.
Lors d’une table ronde organisée par l’ASBL PiiLux la semaine dernière à Luxembourg, une petite cinquantaine de personnes, pour la plupart engagées au niveau politique ou associatif, ont fait part de leurs craintes à la ministre de la Famille et de l’Intégration, Corinne Cahen, porteuse du projet de loi, qui a eu bien du mal à convaincre.
Il faut dire qu’au Grand-Duché, la question de l’intégration est à la fois brûlante et cruciale, avec 50 % des habitants qui n’ont pas la nationalité luxembourgeoise – jusqu’à 72 % dans la capitale – près de 170 nationalités qui cohabitent, et 224 000 travailleurs frontaliers qui convergent quotidiennement vers les pôles d’attractivité du pays.
La ministre a déroulé son projet de loi face à des citoyens plutôt sceptiques.
Une foule à laquelle s’ajoutent encore 25 000 nouveaux arrivants chaque année, soit l’équivalent d’un cinquième de la population totale à absorber rien que le temps d’une législature. Sacré défi pour la cohésion sociale. Le public venu assister au débat ne le nie pas, mais pointe du doigt les dysfonctionnements de la loi précédente, alors que le choc du «non» massif (78 %) au droit de vote des étrangers en 2015 est encore dans toutes les têtes, et que la nouvelle Constitution distingue les Luxembourgeois des autres citoyens. Voilà pour le contexte.
Ce projet de réforme est censé, comme il l’annonce dès les premières lignes, «permettre à chaque personne qui réside ou travaille au Luxembourg de vivre, de travailler et de décider ensemble». Or, à en croire l’assemblée, ce dernier volet relève du vœu pieu, et ils n’attendent pas grand-chose de la nouvelle loi.
Les commissions consultatives d’intégration dans les communes cèderont bientôt leur place à des «commissions du vivre-ensemble interculturel» qui auront notamment pour mission de coordonner la participation citoyenne. «C’est la clé de cette loi, avec l’accès à l’information en plusieurs langues», martèle d’abord la ministre.
Elle vante une panoplie d’instruments, dont un «pacte du vivre-ensemble interculturel» à conclure avec les citoyens, luxembourgeois ou non, demandeurs ou bénéficiaires de protection internationale, mais aussi les frontaliers – une première – motivés pour organiser des activités en commun. «On veut que tout le monde participe, peu importe son statut ou sa nationalité, et ce dans tout le pays», déroule-t-elle, citant des exemples de ce qui pourra figurer au catalogue proposé, entre visites de la Bibliothèque nationale et ateliers interactifs sur MyGuichet.lu.
Plus on se rapproche du pouvoir, plus les barrières remontent
Quant à la déclinaison communale de ce pacte, destinée à soutenir les services locaux avec plus de moyens humains, elle a déjà séduit 33 communes, se félicite Corinne Cahen, avant que le public tempère son enthousiasme, lui rappelant que les commissions consultatives actuelles, pourtant obligatoires, ne fonctionnent en fait que dans certaines communes – une trentaine sur 102 dénonce l’ex-membre du Conseil national pour étrangers (CNE), Mario Lobo – et qu’elles peinent à mobiliser les citoyens (lire notre édition du 4 avril).
Sans compter que les commissions «nouvelle version» ne seront plus imposées par règlement grand-ducal, pointe Claire Geier, vice-présidente de l’ASTI et elle aussi membre du CNE. «Un règlement d’ordre intérieur, c’est bien, à condition qu’il soit appliqué», fait-elle ainsi remarquer.
Sur le futur Conseil supérieur du vivre-ensemble interculturel, qui remplacera l’actuel comité interministériel à l’intégration et le CNE, elle salue une clarification des missions, tout en souhaitant le voir devenir obsolète : «Donnons le droit de vote aux étrangers au niveau national et nous n’aurons plus besoin du CNE», argue-t-elle, pour couper court aux critiques sur son mauvais fonctionnement.
Des reproches fondés : elle reconnaît que le manque d’implication freine les décisions – sur les 60 membres qui y siègent, la dernière réunion n’en a réuni que 14 – et que l’exclusion des personnes ayant la nationalité luxembourgeoise pose question pour les étrangers qui, comme elle, acquièrent la nationalité luxembourgeoise en cours de route. Une barrière qui sera levée avec la nouvelle loi.
Enfin, le modèle tripartite, qui a grippé les rouages du CNE par le passé, ne sera pas reconduit au sein du nouveau Conseil supérieur : «On veut que la représentation nationale du vivre-ensemble soit composée d’acteurs déjà engagés dans leur commune, au sein des commissions», explique Corinne Cahen, ajoutant que les électeurs de cette nouvelle instance seront les membres des commissions communales du vivre-ensemble de tout le pays.
L’obstacle de la langue à nouveau sur la table
De quoi irriter Mario Lobo, ancien vice-président du CNE, qui estime que rien ne garantit que la voix des étrangers sera bien représentée au Conseil supérieur : «Les associations d’étrangers sont écartées. Cette conception néolibérale de la société civile, basée sur les individus, me dérange beaucoup, tout comme l’intégration, qui doit forcément se faire selon les règles des Luxembourgeois», attaque le militant. La ministre dément. Il poursuit : «Ce pacte du vivre-ensemble présente l’assimilation comme seul chemin. Tu veux t’intégrer ? Apprends la langue et prends la nationalité. Or, c’est un échec», condamne-t-il.
Il décrit des droits accordés aux étrangers sur le papier loin d’être évidents en réalité : «Plus on se rapproche du pouvoir, plus les barrières remontent», témoigne-t-il, et notamment celle des langues, selon lui. Comme d’autres participants, il ne comprend pas que n’importe quelle conférence bénéficie aujourd’hui d’une traduction simultanée, quand l’article 14 de la loi communale interdit toute interprétation des débats lors des conseils communaux.
Article que la ministre, interrogée sur le sujet, fait mine d’ignorer, tandis que l’échevin de la Ville de Luxembourg, Maurice Bauer, fait valoir qu’une de ses collègues s’exprime en français en conseil communal «sans que cela pose le moindre problème». Mais de là à lui permettre à elle de comprendre les discussions, il y a visiblement un pas que le Luxembourg n’est pas prêt à franchir. Un dialogue de sourds qui donne une idée du long chemin restant à parcourir.
«Décider ensemble, ça se passe ailleurs»
Les discussions internes sur la nouvelle loi se poursuivent à l’ASTI, qui rendra son avis officiel d’ici la fin du mois, mais pour Sérgio Ferreira, en charge des questions politiques au sein de l’association, il ne faut pas se méprendre : «Ce texte n’est pas censé régler la question de la présence des étrangers au Luxembourg. La loi sur l’immigration, qui encadre l’accès au travail, est beaucoup plus cruciale, tout comme la loi électorale pour ce qui concerne les droits politiques ou la représentation des étrangers. Décider ensemble, ça se passe ailleurs», rectifie le porte-parole.
Pour lui, cette loi doit avant tout poser les jalons pour permettre à toute personne vivant ou travaillant au Grand-Duché, peu importe son statut, de s’impliquer dans la vie sociale et de trouver du soutien pour suivre des cours ou participer à des activités. Et c’est bien le cas, estime-t-il. Pour le reste, l’ASTI regrette que la transversalité de ces questions au niveau de toutes les politiques publiques n’y soit pas explicitement mentionnée.
Quant aux futures «commissions communales du vivre-ensemble interculturel», Sérgio Ferreira voit là un compromis, en attendant leur suppression au profit d’une composition plus représentative de la population dans l’ensemble des autres commissions, revendiquée de longue date par l’association. «Un idéal encore loin de la réalité», concède-t-il. Lire la suite