En 2023, l’Europe a fait face à un rebond migratoire venu du Sud
Le Monde 9 janvier 2024
Le nombre d’arrivées de migrants et de réfugiés sur le Vieux Continent par voie maritime a augmenté. Le transit par la Tunisie et les îles Canaries a joué un rôle inédit.
L’Europe, malgré des années de politiques d’endiguement à ses frontières, demeure plus que jamais exposée aux pressions migratoires venant du Sud. L’année 2023 aura confirmé la tendance à la hausse des flux d’arrivées sur le Vieux Continent via la Méditerranée, voire – phénomène nouveau – par l’Atlantique, et l’archipel espagnol des Canaries.
Selon le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies, 266 940 migrants et réfugiés ont débarqué – à 97 % par voie maritime – en douze mois dans les Etats méridionaux de l’Europe : Espagne, Italie, Grèce, Malte et Chypre.
Signe de l’érosion des dispositifs d’« externalisation » des contrôles des frontières de l’Union européenne, de plus en plus négociés avec les Etats de la rive sud de la Méditerranée, une telle poussée marque une augmentation de 67 % par rapport au nombre d’arrivées en 2022. Il faut remonter à 2016 et 2015, alors que l’Europe était confrontée à une crise migratoire sans précédent, pour retrouver des chiffres plus élevés (respectivement 373 652 et 1,03 million). La décrue qui avait suivi ce pic historique a cessé et les courbes repartent à la hausse.
Absorbant 59 % de ce courant migratoire traversant la mare nostrum, l’Italie est aux premières loges. La présidente du conseil, Georgia Meloni, y a trouvé matière à son activisme auprès de Bruxelles pour arracher une plus grande solidarité de ses partenaires européens. Les tergiversations ayant entouré l’élaboration du pacte sur la migration et l’asile, qui a finalement fait l’objet, le 20 décembre 2023, d’un accord entre le Conseil et le Parlement, en portent la marque.
La principale source du rebond migratoire de 2023 se trouve sur le littoral tunisien, plus précisément dans la région de Sfax, d’où partent l’essentiel des embarcations à destination de l’île italienne de Lampedusa, distante d’à peine 160 km au nord-est. A elle seule, la Tunisie a vu s’embarquer sur ses rivages les deux tiers des migrants et réfugiés arrivés en Italie (97 306 sur 157 301). Inédit dans l’ère post-indépendance, le phénomène nourrit des crispations entre Tunis et Bruxelles. Aux Européens qui le pressent de mieux surveiller ses côtes, moyennant un soutien financier (105 millions d’euros) alloué à la lutte contre la « migration irrégulière », le président Kaïs Saïed rétorque que son pays « ne peut pas être le garde-frontière de l’Europe ».
Une Tunisie devenue inhospitalière
Les ressortissants tunisiens ne contribuent que modestement au flux puisque leur part du total n’est que de 9,8 %. L’essentiel de cet axe migratoire reliant le Sud-Est tunisien à Lampedusa est en fait emprunté par des groupes nationaux d’Afrique de l’Ouest, notamment des Guinéens, des Ivoiriens, des Burkinabés, des Maliens et des Camerounais.
La concentration dans la région de Sfax de ces candidats à la traversée de la Méditerranée, dont beaucoup ont rallié la Tunisie après avoir été refoulés d’Algérie ou été dissuadés de s’aventurer en Libye, a suscité de vives tensions ethniques avec la population locale. En février 2023, le président Saïed avait « surfé » sur cette montée de la xénophobie contre les Subsahariens, puisant dans la mémoire longue des traites négrières en terre arabo-musulmane pour se poser en défenseur de la patrie en danger.
Dénonçant « les hordes de migrants clandestins », il les avait associés à une « entreprise criminelle » visant à « changer la composition démographique de la Tunisie » à rebours de son « identité arabo-islamique ». Il en avait résulté une vague de violences à caractère raciste contre les Subsahariens résidant en Tunisie, y compris ceux en situation régulière, ainsi que des déportations policières de migrants aux frontières avec la Libye et l’Algérie.
Dans ce contexte d’insécurité croissante, nombre de ces Subsahariens ont décidé de fuir une Tunisie devenue inhospitalière – ou de précipiter leur projet initial de s’exiler en l’Europe – nourrissant d’autant le flux vers l’Italie à bord de rafiots de fortune. Les naufrages qui se sont multipliés au large des côtes tunisiennes ont contribué à alourdir le macabre bilan des noyés et disparus de la Méditerranée, qui s’est élevé à environ 2 800 en 2023.
L’émergence de la Tunisie comme principale plate-forme de projection vers l’Europe a presque éclipsé la Libye, qui était jusqu’à présent dotée de ce statut. En 2021, elle « fournissait » les deux tiers du flux d’arrivées en Italie, contre un tiers provenant de la Tunisie. Deux ans plus tard, la proportion s’est inversée. S’il demeure important, le flux émanant du littoral libyen – soit 52 000 personnes – est resté constant de 2022 à 2023 quand celui issu des côtes de Tunisie faisait plus que tripler.
Redéploiement des circuits migratoires
Cette apparente stabilité du pôle migratoire en Libye dissimule toutefois mal une reconfiguration interne. Alors que la Tripolitaine (ouest) abritait traditionnellement l’essentiel des bases d’embarquement vers Lampedusa – proximité géographique oblige –, la Cyrénaïque (est), plus excentrée, a émergé en 2022 et au premier semestre de 2023 comme une plate-forme alternative.
Cette Libye orientale, contrôlée par le maréchal Khalifa Haftar, à l’écart du gouvernement internationalement reconnu de Tripoli, fournit aujourd’hui un quart des départs vers l’Italie ; c’est une nouvelle route qu’empruntent de manière privilégiée Egyptiens et Bangladais.
Le port de Tobrouk, proche de la frontière égyptienne, fait ainsi son apparition sur la carte migratoire, en dépit de son éloignement de Lampedusa (plus d’un millier de kilomètres). Un tel redéploiement des circuits n’a sûrement pas échappé à l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Haftar, qui tient la région d’une main de fer. « Il est inconcevable qu’une augmentation aussi importante de ce trafic d’êtres humains provenant de la Libye orientale ait pu se produire sans – au minimum – la bénédiction passive de l’ANL », écrit, dans un rapport daté de septembre 2023, Rupert Horsley, analyste au cercle de réflexion Global Initiative Against Transnational Crime.
Selon de nombreux observateurs, Haftar recourrait à une telle arme afin de s’imposer sur la scène de la diplomatie migratoire et négocier de la sorte des aides financières de l’Europe en échange d’engagements à « lutter contre la migration clandestine ».
Flux atlantique
Enfin, dernière nouveauté de la dynamique migratoire qui s’est cristallisée aux portes de l’Europe en 2023 : l’importance sans précédent prise par le flux atlantique vers les îles Canaries, porte d’accès à l’Espagne. Le nombre de 55 000 arrivées sur le sol espagnol – en hausse de 75 % par rapport à 2022 – provient en effet surtout des entrées dans l’archipel canarien, lesquelles se sont élevées à 39 000 (+ 146 %). Le précédent record (31 600 entrées) en 2006 sur ces îles de l’Atlantique est désormais battu.
L’essor pris par les flux en provenance du Sénégal et, dans une moindre mesure, de Gambie et de Mauritanie, explique l’essentiel de la vague. Mais les embarquements à partir du Sahara occidental, que Rabat considère lui appartenir, voire du littoral marocain situé plus au nord, ont aussi joué un rôle. Le nombre de près de 5 300 Marocains arrivés aux Canaries de janvier à novembre 2023, selon l’agence européenne Frontex, l’atteste sans ambiguïté.
Le relâchement relatif de la vigilance des gardes-côtes marocains qu’une telle évolution implique est lourd de sens politique. Il semble indiquer que le pacte informel hispano-marocain, scellé en mars 2022 autour du Sahara occidental – reconnaissance élogieuse par Madrid du plan marocain d’autonomie en échange d’une surveillance accrue par Rabat de son littoral – a perdu de sa superbe, bien qu’il tienne toujours.
Prémices d’une future vague
L’inflexion se confirme sur l’autre « front migratoire », celui du détroit de Gibraltar. Là, le flux de passages clandestins n’augmente certes que très modérément en 2023 (+ 4 %) mais il offre un saisissant contraste avec 2022 : il avait alors chuté de 20 % par rapport à l’année antérieure. Il s’agissait alors pour Rabat de remercier chaudement Madrid pour ses concessions sur le dossier du Sahara occidental. L’enthousiasme semble depuis s’être quelque peu dissipé.
Qu’adviendra-t-il de cette géopolitique migratoire en 2024 ? La principale inconnue réside au Sahel, plus précisément au Niger. Dans la foulée du coup d’Etat de juillet 2023, les autorités de Niamey ont décidé d’abroger la loi de 2015 pénalisant le « trafic illicite de migrants ». Ce dispositif répressif, adopté sous la pression de l’Europe, visait à entraver les flux vers la Libye et donc potentiellement vers l’Italie. Il avait pesé dans la décrue migratoire qui avait suivi la grande crise de 2015-2016. Or, son démantèlement devrait, en toute logique, relancer les traversées du Sahara vers l’Afrique du Nord. Déjà, selon des sources à Agadez, la « capitale » du pays touareg au Niger, les préparatifs battent leur plein pour harnacher les futurs convois. Les prémisses d’une future vague ?