«Je ne vois pas un discours xénophobe prospérer ici»
Paperjam 20.1.2025
Avec son riche passé migratoire, Dudelange offre aux chercheurs un terrain unique pour comprendre l’immigration au Luxembourg. L’historien Denis Scuto analyse ce rôle de laboratoire et les raisons qui rendent un discours xénophobe incompatible avec le modèle luxembourgeois.
(À nos lecteurs: la rédaction de Paperjam a pris ses quartiers à Dudelange, ces jeudi et vendredi, à la rencontre d’acteurs politiques, sociaux et économiques de cette commune de 22.000 habitants. Cet article s’inscrit dans cette démarche «concentrée». Bonne lecture. Le rédacteur en chef)
Faire connaître la réalité migratoire du Luxembourg d’hier et d’aujourd’hui. Ainsi pourrait-on résumer la mission de Denis Scuto. Fils d’un immigré sicilien et d’une mère luxembourgeoise, le professeur associé en histoire contemporaine du Luxembourg à l’Université du Luxembourg rappelle qu’«un Luxembourgeois sur deux est issu de la migration, c’est-à-dire qu’il a au moins un parent né à l’étranger». L’historien est le premier titulaire de la Chaire «Histoire et Migrations», opérationnelle depuis le 1er janvier 2025 au sein de l’Université. Avec comme partenaire la Ville de Dudelange.
En quoi Dudelange constitue-t-elle un lieu privilégié pour les recherches sur les migrations?
Denis Scuto. – «Il y a de nombreuses raisons. Tout d’abord, Dudelange abrite un véritable lieu de mémoire de l’immigration: le quartier italien. Ce quartier, construit en terrasses, rappelle l’architecture des villes d’origine des Italiens ayant migré ici. Comme dans d’autres villes du bassin minier, l’industrialisation de Dudelange a toujours été étroitement liée aux flux migratoires. Et ces migrations ne venaient pas uniquement d’Italie.
En 1914 déjà, huit habitants sur dix à Dudelange étaient nés ailleurs. Les migrations incluaient des Luxembourgeois d’autres régions, des travailleurs ‘frontaliers’ français et belges, des spécialistes allemands et des ouvriers italiens et polonais. Le quartier italien symbolise donc une migration bien plus diversifiée qu’il n’y paraît à première vue.
Dudelange se distingue aussi par son histoire politique. Elle a vu l’élection du premier bourgmestre d’origine italienne, Louis Rech. Son nom a l’apparence luxembourgeoise, mais il vient du nord de l’Italie. Elle a aussi vu l’élection du premier ministre de cette origine, Mars Di Bartolomeo.
Dudelange abrite aussi le Centre de documentation sur les migrations humaines (CDMH), fondé en 1995…
«Il s’agit d’un autre atout majeur. Ce centre, d’importance nationale et pour la Grande Région, a une bibliothèque de 25.000 ouvrages et une vaste collection d’archives. De plus, il y a déjà près de 30 ans, une base de données a été constituée au CDMH à partir des recensements et des fiches de déclaration d’arrivée. Elle répertorie des milliers d’habitants de Dudelange, ainsi que de Differdange et d’Esch. Nous estimons qu’il est temps de donner une dimension plus institutionnelle à ce travail.
Qu’est-ce que le grand public verra de vos travaux?
«Nous avons plusieurs objectifs. Le premier est de revisiter le travail réalisé il y a 30 ans dans l’ouvrage collectif «Itinéraires croisés: Luxembourgeois à l’étranger, étrangers au Luxembourg», dirigé par l’historienne Antoinette Reuter, co-fondatrice du CDMH de Dudelange, et moi-même, dans une perspective contemporaine. Depuis, il y a eu de nombreuses nouvelles migrations et des recherches ont été faites.
Nous voulons aussi, avec le CDMH, réaliser d’ici deux ou trois ans une exposition itinérante sur l’histoire des migrations au Luxembourg. Elle touchera un large public à travers le pays et au-delà. Enfin, nous créons une base de données participative sur l’histoire des migrations au Luxembourg et dans la Grande Région. Ce projet fait partie d’initiatives pour créer des outils numériques innovants en sciences humaines.
Ce qui a radicalement changé, c’est la perception des migrations.
Quels axes souhaitez-vous mettre en avant?
«L’un de nos axes prioritaires sera d’analyser comment les migrations ont transformé la société luxembourgeoise en 30 ans. Nous partirons du changement de discours du gouvernement à partir des années 1980. À cette époque, l’immigration a commencé à être perçue de manière positive. Puis, dans les années 1990, le Luxembourg a fait le choix stratégique de s’appuyer de plus en plus sur une immigration hautement qualifiée.
Ces politiques ont eu un impact considérable: en 30 ans, le bilan migratoire a enregistré un excédent de plus de 200.000 personnes. Par ailleurs, environ 130.000 individus ont acquis la nationalité luxembourgeoise depuis 2009. Ces chiffres témoignent de la transformation profonde de notre société.
Quels enseignements peut-on tirer en comparant les migrations passées et actuelles au Luxembourg?
«Cette comparaison met en lumière à la fois des continuités et des ruptures. On observe des continuités: quelle que soit l’époque – 19e, 20e ou 21e siècle –, le Luxembourg a toujours attiré des individus pour leurs compétences. Cependant, les secteurs concernés ont évolué. Au 19e siècle, les migrants travaillaient dans le textile, l’agriculture et l’industrie sidérurgique naissante. Au 20e siècle, l’accent s’est déplacé, à côté de l’agriculture et du commerce, surtout vers la construction et l’industrie lourde. Aujourd’hui, la construction et l’industrie restent importantes. Mais la finance, les services, le commerce et les institutions européennes dominent. Une autre continuité concerne l’immigration de travail.
Et les ruptures?
«Ce qui a radicalement changé, c’est la perception de ces migrations. Jusqu’aux années 1970, elles étaient souvent vues et définies comme temporaires, presque un substitut. On les appelait des Gastarbeiter (travailleurs invités). Désormais, au Luxembourg comme dans d’autres régions prospères, la migration est reconnue comme un phénomène structurel.
La grande rupture, c’est également l’évolution des stratégies d’attractivité. Depuis les années 1990, on recrute des profils très qualifiés. On les attire avec des salaires élevés. Cela transforme profondément le paysage, surtout à Luxembourg. La ville de Luxembourg et ses communes voisines forment une métropole. Elle est maintenant peuplée de professionnels hautement qualifiés, Luxembourgeois et étrangers.
L’évolution du profil type des immigrés au Luxembourg est donc marquée par une montée en qualifications…
«Oui. Cela dit, une certaine dualité existait déjà au début du 20e siècle. À l’époque, la plupart des Italiens venaient pour les travaux pénibles dans les usines ou sur les chantiers, tandis que des spécialistes Allemands arrivaient comme ingénieurs ou cadres. Aujourd’hui, cette segmentation est encore plus prononcée.
Certains parlent d’une Sandwich-Gesellschaft (société en sandwich). La classe moyenne luxembourgeoise s’y situe entre deux extrêmes. D’un côté, il y a des travailleurs peu qualifiés, souvent étrangers. De l’autre, une élite hautement qualifiée, composée de cadres de banques et d’autres secteurs très rémunérateurs, majoritairement étrangers.
Les données du recensement de 2021 le confirment. Par exemple, la majorité des Luxembourgeois diplômés atteignent aujourd’hui le niveau bachelor ou master. Pour les immigrés, le spectre est plus large. On y trouve à la fois des ouvriers du bâtiment, autrefois surtout Italiens ou Portugais, mais maintenant d’origines plus diverses, et des cols blancs hautement qualifiés. L’importance croissante de l’anglais dans la société luxembourgeoise reflète cette évolution.
Les années 1980 ont marqué un changement de discours important.
Contrairement à de nombreux pays européens, le débat migratoire reste relativement contenu au Luxembourg. Le pays finira-t-il par adopter des discours similaires à ceux de ses voisins?
«Le Luxembourg se distingue par plusieurs facteurs. Tout d’abord, les années 1980 ont marqué un changement de discours important. Alors que de nombreux pays européens refusaient d’admettre leur nature d’États d’immigration, le Luxembourg a été l’un des premiers à l’affirmer. Avant cela, la politique migratoire était très restrictive, voire xénophobe, au Luxembourg également.
Par exemple?
«Dans l’après-guerre, la priorité était donnée aux Européens, catholiques et blancs. Dans les années 1950-60, l’immigration italienne a diminué. Le patronat voulait alors recourir à la main-d’œuvre tunisienne via un accord bilatéral. Mais cette proposition a été refusée par le gouvernement. De même, dans l’agriculture, on a préféré recruter des Néerlandais… mais on voulait attirer ceux du sud du pays, supposés être catholiques! À l’arrivée des Portugais, on a tenté de limiter l’immigration des Capverdiens, pourtant des Portugais.
Il y a donc eu un grand changement dans les années 1980. On a officiellement reconnu la société luxembourgeoise comme société d’immigration. Cette posture est rare en Europe. Elle explique, en partie, pourquoi les débats migratoires sont moins conflictuels ici qu’ailleurs.
Ce consensus est-il solide?
«Le consensus reste fort, mais des tensions existent, notamment autour de la question linguistique. Des discours populistes émergent parfois sous couvert de protéger la langue luxembourgeoise ou de s’opposer à la croissance démographique. Cependant, je ne vois pas un véritable discours xénophobe, comme on peut le voir en Allemagne avec l’AfD, prospérer ici.
La raison est simple: tout le monde sait que l’immigration est essentielle pour la prospérité du pays. Les frontaliers, par exemple, jouent un rôle central dans le financement des pensions et de la sécurité sociale. De même, le secteur financier, principal moteur de richesse, repose largement sur une main-d’œuvre internationale. En d’autres termes, si l’on adopte un discours anti-immigration radical, c’est tout le modèle économique luxembourgeois qui s’effondre.»