«La crise de l’asile a montré que l’Union européenne ne fonctionnait pas»

Philippe De Bruycker est spécialiste du droit de l’immigration européen et professeur à l’ULB.

Philippe De Bruycker a codirigé une proposition de réforme du paquet asile et migration élaborée par des universitaires, « De Tampere 20 à Tampere 2.0 ».

La réforme du paquet asile et migration est bloquée depuis des années. Pourquoi ?

C’est l’héritage des décisions de relocalisation imposées en 2015 aux Etats membres qui n’en voulaient pas. Pour ces derniers, ces relocalisations obligatoires sont considérées comme contraires à leur vision de souveraineté, une ligne rouge à ne pas franchir, totalement inacceptable. L’idée d’un mécanisme de solidarité à la carte aurait de plus grande chance d’être accepté… Mais peut-être suis-je trop optimiste.

A l’époque le geste fort de la Commission, son sens de solidarité et d’humanisme, avait été largement salué. C’était une erreur ?

C’était la solution idéale dans un monde théorique. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. On a complètement bloqué le débat politique et les relocalisations n’ont quasi pas eu lieu : les Etats de Visegrad (Hongrie, Pologne, Tchéquie, Slovaquie) n’y ont pas ou à peine participé, préférant essayer une condamnation devant la Cour de justice de l’UE. La situation s’est d’une certaine manière débloquée en négociant avec les Turcs et les gardes-côtes libyens pour bloquer les flux. L’Italie a même conclu un accord de coopération avec le soi-disant gouvernement libyen. On est sorti de la crise du point de vue numérique mais on reste dans un climat de crise car des problèmes persistent : l’arriéré des dossiers en Grèce et les psychodrames à chaque débarquement de bateau qui impliquent à chaque fois une nouvelle négociation de relocalisations.

Il y a un grand écart idéologique entre les deux approches : la solidarité européenne pour gérer l’asile, puis la sous-traitance à des autorités. questionnables.

Le contraste est très frappant. On le voit dans l’attitude ambivalente de l’Allemagne, qui ouvre les frontières puis quelques semaines plus tard dit qu’il faut bloquer les flux et passe un accord avec la Turquie. La position de Merkel sur l’ouverture des frontières était lourde à porter politiquement en Allemagne. Et les solutions qu’on a trouvées via ces accords avec des pays tiers posent des questions morales et politiques : la Turquie est-elle bien un pays tiers sûr pour les demandeurs d’asile ? Répond-elle strictement aux conditions de la Convention de Genève ? Cela n’a pas vraiment été tranché. Avec la Libye, c’est bien pire : personne ne va prétendre que la Libye est un pays tiers sûr, certainement pas pour les demandeurs d’asile. Au fond, l’UE délègue à la Turquie et aux gardes-côtes libyens la gestion des flux migratoires en leur demandant de retenir les demandeurs d’asile, des sortes de « pull back ».

D’autres tentatives de réformes ont été amorcées depuis, pourquoi n’ont-elles pas davantage abouti ?

En 2016, la Commission a proposé un mécanisme de crise avec relocalisation obligatoire dès qu’un pays dépassait 150 % d’une charge de demandes d’asile considérée comme normale. Le Parlement européen est allé encore plus loin en proposant d’enclencher le mécanisme dès 100 %. Ce qui était tout à fait inacceptable pour le groupe de Visegrad. Le dossier est revenu en juin 2018 en Conseil européen avec des conclusions très nébuleuses. On introduisait le concept de plateformes de débarquement, censées faire le tri entre les personnes, et l’idée de centres de contrôles d’où s’opéreraient les retours. La Commission a fait le service minimum avec des « non papers » très, très vagues pour expliciter ces mécanismes, semble-t-il pas convaincue et n’ayant pas apprécié le fait de se voir refiler la patate chaude. Toutes ces idées ont disparu une fois les conclusions adoptées.

Quel a été l’impact, au-delà des seules questions migratoires ?

La crise migratoire a été médiatisée à l’extrême – il faut dire qu’il est rare de voir 1 million de personnes converger en quelques mois vers l’Europe –, montrant des Etats agissant dans le désordre le plus complet. La route des Balkans, qu’on a laissé les gens traverser, n’aurait jamais dû exister en vertu des règles européennes. Et on peut applaudir la position de l’Allemagne d’ouvrir ses frontières, mais c’est une transgression du règlement Dublin. Ce désordre extraordinaire a montré une incapacité à résoudre la crise de l’asile qui était d’ailleurs surtout une crise de gestion : 1 million de personnes, ça ne devrait pas être ingérable à l’échelle de l’UE, il suffit de voir ce qui s’est passé au Liban où un nombre similaire de réfugiés a été absorbé. Cette crise a montré que l’Union européenne ne fonctionnait pas, alors même que c’est fondamentalement une responsabilité des Etats membres dans la mise en œuvre de la politique d’asile. Plus largement, elle a mis en lumière les divergences de vues quant au futur de l’Union européenne. Le groupe de Visegrad a posé le débat : l’Europe doit-elle être un territoire d’immigration ? Accueillir une population musulmane ? Cela a permis d’installer l’idée d’un agenda caché de Bruxelles visant à faire des Etats européens des Etats multiethniques. La Pologne a même plaidé pour que l’homogénéité ethnique de sa population, qu’elle ne voulait pas entacher, soit reconnue comme son identité constitutionnelle. La crise de l’asile a généré un débat très profond sur l’identité de l’Union européenne alors qu’on sait très bien que les flux ne peuvent pas être endigués à long terme. La crise financière ou, à présent, la crise du Covid n’ont jamais suscité d’opposition de blocs avec un débat Est-Ouest sur un enjeu aussi symbolique que la migration. L’impact a été extrêmement profond.

Vous êtes optimiste pour la suite ?

Non. Les premiers éléments donnent l’impression que le pacte est une mise sur le papier de l’expérience vécue en Grèce et je ne vois pas bien pourquoi tout à coup ça fonctionnerait. J’ai l’impression qu’on n’a pas trouvé de solution et qu’on s’en contente. Les accords avec les pays tiers permettent de gérer les flux, donc, pour les politiques, s’il n’y a pas d’urgence, il n’y a pas de problème. La question est de savoir ce qui va se produire quand une nouvelle crise arrivera.

 

Le Soir 22 septembre 2020