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La Honte: l’UE sauve sans bâteaux !

Article dans le Monde du 29 mars 2019

Les Européens restreignent la mission Sophia en Méditerranée

L’opération se voit privée de ses navires de sauvetage des migrants

ROME, BRUXELLES – correspondantsUne opération navale… sans navires : en acceptant, sous la pression du gouvernement italien, de limiter, dès le 1er avril, le champ d’action de sa mission Sophia en Méditerranée, en la privant de ses bateaux, l’Union européenne a signé une première. Elle a confirmé, mercredi 27 mars, que cette opération – aussi appelée Eunavfor Med – emblématique de la politique de sécurité et de défense commune serait à la fois prolongée de six mois et vidée de sa substance : même si elle est actuellement dirigée par un amiral, elle se limitera désormais à une surveillance aérienne des côtes libyennes et à la poursuite d’une mission – très contestée – de formation des gardes-côtes de ce pays. Ces unités s’emploient à arraisonner et reconduire en Libye les candidats à l’exil, jusque dans les eaux internationales, au mépris des conventions régissant le droit de la mer.

Sophia, qui aurait sauvé la vie de 45 000 migrants en Méditerranée depuis 2015, est aussi censée poursuivre, à partir du ciel, sa lutte contre les trafiquants qui organisent le départ des migrants. Mais elle ne dispose actuellement que de quelques hélicoptères fournis par quatre Etats – dont l’Italie. Jusqu’ici, 150 trafiquants ont été arrêtés, et 500 embarcations détruites.

La décision de limiter la portée de Sophia est une victoire pour le gouvernement de Rome, dont l’intransigeance a vaincu les préoccupations humanitaires de l’UE. Le vote unanime des Etats signe une défaite en rase campagne de la Commission de Bruxelles et de la haute représentante pour la diplomatie, Federica Mogherini, qui tentaient d’assurer la survie de Sophia, ainsi baptisée après la naissance d’une petite fille, nommée Sophia, sur un bateau qui avait recueilli sa mère enceinte. Mercredi, Maja Kocijancic, porte-parole de Mme Mogherini, a dû concéder qu’il était « clair que, sans les moyens maritimes, l’opération ne sera plus à même d’appliquer efficacement son mandat ».

Réduits à compiler des données

Depuis le départ de la zone des bateaux d’ONG, interdits d’entrée dans les ports italiens depuis l’été 2018, les navires de Sophia jouaient un rôle essentiel dans l’observation plus que dans l’assistance, qui n’était pas leur fonction première. Leur disparition marque la fin d’une source d’information et d’alerte essentielle, alors que le Centre de coordination des recherches de Rome refuse depuis plusieurs mois de communiquer.

Les observateurs en sont donc réduits à compiler des données partielles, comme les arrivées sporadiques sur l’île de Lampedusa, sur lesquelles les données sont de plus en plus lacunaires – ainsi, deux navires avec 39 personnes à bord y sont arrivés lundi, mais il semble impossible d’obtenir le chiffre des arrivées depuis le début de l’année.

En ce qui concerne l’activité en mer, aucune vision d’ensemble n’est plus possible. Faute d’observateurs, il devient encore plus illusoire de chercher à estimer le nombre de morts en mer, alors que, régulièrement, les médias indépendants font état de la découverte de cadavres rejetés par la mer sur les côtes libyennes, sur lesquels on ne saura jamais rien.

Dunja Mijatovic, commissaire aux droits humains du Conseil de l’Europe, a déploré la décision des Vingt-Huit alors que, dit-elle, des vies continuent d’être perdues en Méditerranée. On a recensé 5 438 morts et disparus en 2017 et 2018, 160 depuis début 2019. Un chiffre jugé sous-évalué par des experts et qui augmente sans doute, sans témoins désormais.

A Bruxelles, diverses sources soulignent aussi qu’en limitant ses opérations maritimes l’Europe contribuera au retour des migrants en Libye. Un pays où, soulignent divers rapports, violences, détentions abusives – y compris de jeunes enfants – et viols sont fréquents. La condamnation très molle, par les Européens, des conditions de détention en Libye est un autre motif de préoccupation. Matteo de Bellis, spécialiste de la migration à Amnesty International, qui évoque « l’outrageuse abdication » des Etats de l’UE, estime qu’ils devraient au moins conditionner la poursuite de leur coopération avec Tripoli à la fermeture des centres d’enfermement.