«La légitimité du pouvoir pose question»
Avec les élections législatives, l’ampleur du déficit démocratique au Luxembourg se révèle à nouveau. Seuls 35 % des habitants ont choisi leurs représentants au parlement.
Si le «non» au référendum de 2015 hante encore tous les débats sur le droit de vote des étrangers, les élus luxembourgeois ne vont pas pouvoir ignorer encore longtemps l’éléphant dans la pièce. Ils doivent se (re)saisir de la question de la participation de tous à la vie politique, sous peine de voir leur crédibilité sérieusement entachée. Pour évoquer ce manque d’inclusion en politique, nous avons échangé avec l’historien et professeur émérite à l’université du Luxembourg, Michel Pauly.
En quoi le déficit démocratique au Luxembourg est-il problématique?
Michel Pauly : C’est une évolution qui va dans une très mauvaise direction. Au-delà de remettre en cause la démocratie sur un plan théorique, dans un pays qui affiche un si faible pourcentage de votants, la légitimité du pouvoir pose question. Or on ne semble pas tant s’en émouvoir… En France par exemple, où le vote n’est pas obligatoire, c’est tout le contraire : le nombre de votants diminue et on s’en plaint! Le chiffre de l’abstention fait l’objet de toutes les attentions et suscite de nombreux commentaires à chaque scrutin. On a bien conscience que ça pose problème.
Et puis, continuer à parler d’étrangers alors que, comme le souligne le Statec ces jours-ci, la moitié des Luxembourgeois a un passé migratoire, ça n’a pas de sens. Aujourd’hui, seuls 26 % des résidents ont deux parents luxembourgeois… On devrait tous être conscients du fait qu’on ne peut pas se passer des étrangers, étant nous-mêmes pour la plupart des descendants d’étrangers.
Où sont les blocages et comment les expliquer?
Il y a une certaine crispation autour de la nationalité qui existe un peu partout, pas seulement au Luxembourg. Dans un petit pays comme le nôtre, cette attitude est plus facile à comprendre : on a peur de se diluer dans une masse qui n’aurait plus de particularité ou de signes distinctifs. Mais pourquoi ce besoin de distinction? On est tous des humains! Bien sûr, certains partis y voient une carte à jouer et espèrent tirer profit de cette crispation en surévaluant le concept de nationalité à des fins politiques. C’est une explication.
Quelles pistes pour y remédier?
On ne doit pas oublier que tous les combats au XIXe siècle puis au début du XXe siècle ont visé à obtenir le droit de vote et à l’élargir toujours davantage : l’abolition du suffrage censitaire au profit du suffrage universel, le droit de vote pour les femmes, la réduction de la majorité de 24 ans à 21, puis à 18 ans.
Moi, dans ce débat, je préfère parler de citoyenneté. On pourrait parfaitement conserver les règles liées à la nationalité, mais ouvrir l’accès à la citoyenneté, à travers un droit de vote pour les habitants. Inclure tous ceux qui vivent chez nous, qui travaillent chez nous, qui y élèvent leurs enfants et y payent leurs impôts… Eux qui obéissent aux règles et aux lois luxembourgeoises devraient pouvoir participer à leur formulation.
Le fait de passer par la nationalité pour voter n’était pas le bon chemin?
J’ai calculé qu’en 2015, lors du référendum, ces 78 % de “non” représentaient en fait 28 % de la population. Là encore, c’est une minorité qui a décidé pour la majorité. Le CSV, qui s’était positionné contre cette mesure, a ensuite fait preuve d’un peu d’ouverture en soutenant l’accès simplifié à la nationalité. Ce qui a fonctionné, on le voit dans les chiffres : après 2017, les naturalisations ont bondi.
Est-ce que ça suffit? C’est aux concernés de le dire, mais on a bien vu aux dernières élections communales qu’il n’y a pas eu de ruée sur le droit de vote. On peut se demander si revendiquer le droit de vote pour les étrangers est réellement utile? Cependant, selon moi, ce n’est pas la bonne question. La seule qui importe en vérité est celle de la légitimité du pouvoir en place. Et cette question-là n’est pas liée à la nationalité, mais au lieu de résidence. C’est pourquoi j’ai toujours plaidé pour un droit de vote “des habitants” et non un droit de vote “des étrangers”.
Si les étrangers revendiquaient avec force ce droit de vote, je pense que l’opinion évoluerait. Mais ce n’est pas le cas, et ça donne de l’eau au moulin des partis politiques qui sont contre.
À quel point ce référendum plombe-t-il encore le débat aujourd’hui?
Très fortement. Tous les partis s’y réfèrent toujours en disant qu’on ne peut pas remettre en cause cette décision populaire. Néanmoins, les choses bougent. Dans les grands partis, des personnalités influentes comme Marie-Josée Jacobs (ancienne ministre CSV), Charles Goerens (ancien ministre DP) ou Alex Bodry (ancien ministre LSAP) veulent remettre sur la table l’élargissement du droit de vote. Le fait qu’ils ne soient plus aux responsabilités aujourd’hui leur donne une certaine liberté de parole, il est donc d’autant plus important qu’ils donnent de la voix et plaident, en interne, pour une démocratisation de la vie publique au Luxembourg.
Ces voix existent dans beaucoup de partis. Les jeunes du CSV s’étaient d’ailleurs prononcés pour le “oui” à l’époque. Ce blocage lié au référendum de 2015 n’est pas éternel… Sauf pour l’ADR qui a tout intérêt à le maintenir puisque c’est son fonds de commerce.
N’est-ce pas la peur de la perte d’identité qui s’exprime?
Qu’est-ce que l’identité au fond? Tout le monde a des identités multiples, et elles changent. La grande faute qu’on commet, c’est de penser que l’identité puisse être immuable. La racine latine de ce mot est “iden”, mais il y a un autre mot en latin, “ipse” qui signifie “lui-même”, et je pense qu’il serait beaucoup plus juste de parler d’ipséité : de bébé à l’âge adulte, l’identité reste la même, pourtant on ne peut pas dire que la personne n’a pas changé.
Et ça vaut à mon avis aussi pour des groupes, dont le groupe nation. Tout ça évolue, qu’on le veuille ou non. Pourquoi définir le Luxembourgeois comme celui qui avait un aïeul au XIXe siècle? Aujourd’hui, seuls 44 % des Luxembourgeois sont nés au Grand-Duché et 60 % pourraient demander la naturalisation. Ce corps évolue et cette identité, on ne peut pas la retenir. C’est un phénomène culturel, et non naturel.
Quels sont les dangers d’un tel déficit démocratique?
Le danger, c’est qu’une minorité se crispe sur la nationalité, renforçant encore l’extrême droite. C’est la menace qu’on observe à l’issue de ces élections : si on ne peut pas parler de virage à droite en termes de résultats par parti, il y a bien eu une tendance vers l’extrême droite à l’intérieur de certains partis, c’est indéniable.
Le contexte de crises multiples – climat, guerre en Ukraine, au Proche-Orient, terrorisme, inégalités sociales – favorise le réflexe de repli sur soi et le refus de comprendre la complexité du monde. C’est là-dessus que jouent les partis populistes : leurs promesses sont simplistes et absolument utopiques. Comme l’ADR qui promet de ne pas interdire les voitures thermiques alors que c’est une décision européenne. Mais les gens y croient. C’est ça le grand danger : le populisme simplificateur.
Pour finir, on peut aussi se demander quelles sont les chances? L’Europe peut en être une. En renforçant davantage la cohésion européenne, les questions de nationalité pourraient passer au second plan à l’avenir, faisant de nous des citoyens européens avant tout