« L’aide médicale de l’Etat est une ardente obligation morale »
Cette aide ne finance qu’un minimum de soins car les bénéficiaires consomment peu, soit en raison de leur méconnaissance du système, soit parce qu’ils ont moins besoin que d’autres de recourir au système de santé, rappelle l’historien et géographe de la santé Emmanuel Vigneron, dans une tribune au « Monde »
Dès lors, tous les coups sont permis, sans chiffres ni raison. Plus que des arguments établis par les faits, on entend des propos de comptoir : « il y a des abus qu’il faut réprimer », « des fraudeurs », « des étrangers qui viennent en France pour se faire soigner » ou « pour se faire recoller les oreilles ». Pourtant, à peine la moitié de ceux qui pourraient prétendre à cette aide y ont recours.
La question de l’AME doit être abordée sous l’angle des textes fondamentaux auxquels notre pays adhère et qui font autorité : la protection de la santé pour tous (préambule de la Constitution de 1946), l’objectif de la santé pour tous (Stratégie mondiale de la santé pour tous d’ici à l’an 2000, adoptée par l’OMS en 1979), la promotion de la santé (charte d’Ottawa en 1986), l’égalité d’accès de tous à des soins de qualité et sûrs pour le patient, la prévention et la lutte contre les inégalités de santé – tous principes qui sont conformes à la Constitution de 1958, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ainsi qu’à la Déclaration universelle des droits de l’homme proclamée par l’ONU en 1948.
L’AME relève donc des droits humains. Elle est pour la France, comme pour tous les Etats membres de l’ONU, une ardente obligation morale, qui se double d’une obligation tout court. A cause de cela, la question du maintien de l’AME ne devrait tout simplement pas se poser, et, pour le coup, cette aide médicale devrait être assumée « quoi qu’il en coûte ». Il en va du respect du droit international auquel la France a volontairement souscrit et du respect de notre bloc de constitutionnalité.
Débat spécieux
Par ailleurs, de quoi parlons-nous ? Certainement pas d’une charge insupportable : les besoins de santé financés par l’AME représentent peu de choses au regard du montant total des dépenses nationales de santé : 970 millions contre 314 milliards de dépenses courantes de santé au sens international, soit, 0,3 % des dépenses de santé ! Et on ne pourrait pas en prendre collectivement la charge ? Il n’y a certes pas de petites économies mais, en l’espèce, n’est-il pas honteux de remettre en cause une aide qui s’impose à nous ?
On compte 400 000 bénéficiaires de l’AME par an pour 68 millions de Français, soit 0,6 % du nombre que nous sommes. Ces chiffres indiquent qu’un bénéficiaire de l’AME coûte à la société deux fois moins cher pour sa santé qu’un Français moyen. On est donc loin de ce que sous-entend un débat spécieux, désignant à la vindicte publique des hordes de faux malades étrangers qui viendraient chez nous se gaver de soins médicaux.
Il est des économies dont la recherche ne grandit pas ceux qui s’y adonnent. L’AME ne finance en effet qu’un minimum de soins car les bénéficiaires consomment peu, soit en raison de leur méconnaissance du système, soit parce que dans leur majorité, ce sont des hommes qui, du fait de leur jeunesse, ont moins besoin que d’autres de recourir au système de santé. En revanche, par leur activité économique, ils profitent au pays.
Le nombre de bénéficiaires de l’AME a crû de près de 123 000 personnes entre la fin 2015 et la mi-2023, soit une progression de 39 % sur sept ans et demi, atteignant 466 000 êtres humains à la fin de cette année-là, souligne le rapport sur l’AME de Claude Evin et Patrick Stefanini. Mais n’est-ce pas là la conséquence du désordre du monde – dans lequel, d’ailleurs, la France a sa part –, bien davantage que le résultat d’on ne sait quel laxisme français ?
Effets pernicieux
Pour ces motifs de droit et au regard de ces chiffres, on ne devrait pas accepter de débattre d’une réforme de l’AME. « On ne déjeune pas avec le diable même avec une très longue cuillère », déclarait Raymond Barre en 1985, reprenant un vieux proverbe français à son compte et citant Shakespeare à sa façon. Par « évidence morale » comme le disait Jean-Pierre Vernant, grand helléniste et résistant communiste de la première heure, « on ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages ». En clair, tout ne se débat pas.
Faut-il souligner, pour ceux que la morale importune et que la santé des bénéficiaires de l’AME n’intéresse pas, ce que seraient les effets pernicieux de la suppression de l’AME sur leur propre santé ? Quelques mots suffiront : la protection de la santé de toutes les personnes résidant sur le territoire est l’une des premières mesures barrières pour éviter la propagation des maladies infectieuses et parasitaires ; s’agissant des troubles psychiques, le risque pour la santé et la sécurité publiques d’une absence de prise en charge des malades est très grand, pour eux comme pour tous ; l’AME et les dispositifs liés évitent des dépenses bien plus importantes, notamment pour les urgences hospitalières où finissent par échouer ceux qui ne sont pas autrement pris en charge.
Tout cela est évident, mais si la France était à la hauteur d’elle-même, il ne devrait tout simplement pas être nécessaire de le mentionner. La question de la suppression ou de la réduction de l’AME est avant tout une question morale, une de celles qui font la République et le bonheur de vivre ensemble.
Emmanuel Vigneron est professeur émérite des universités, historien et géographe de la santé.