Les inondations au Pakistan provoquent des « migrations climatiques »
« Il est essentiel de considérer les migrations engendrées par les catastrophes climatiques comme une réalité présente »
En 2010, le Pakistan était ravagé par de terribles inondations, qualifiées par l’ONU de plus grave désastre humanitaire depuis la fondation de l’organisation en 1945. Cette année-là, les personnes déplacées par des catastrophes climatiques atteignaient le nombre de 38 millions, un record qui s’expliquait largement par les déplacements massifs provoqués par les inondations au Pakistan.
Douze ans plus tard, le pays est aujourd’hui ravagé par des inondations dantesques, qui ont submergé un tiers de la superficie du pays, soit l’équivalent de la moitié de la France métropolitaine. Ces inondations, liées à des pluies de mousson exceptionnellement abondantes et à la fonte des glaciers des contreforts de l’Himalaya, suivaient une vague de chaleur exceptionnelle, au cours de laquelle les températures dans le pays avaient régulièrement dépassé les 50 °C. En mars 2021, le Pakistan avait annoncé le lancement d’un plan national d’adaptation, pour améliorer la résilience du pays face aux impacts du changement climatique. Mais que peut l’adaptation face à des inondations qui touchent des dizaines de millions de personnes ?
Fournir une compensation financière
Dans le deuxième volet de son dernier rapport, publié le 28 février, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat avertissait qu’en plusieurs endroits du globe les limites de l’adaptation risquaient d’être franchies : en d’autres termes, qu’il deviendrait impossible de s’adapter, et que l’on aurait d’autre choix que de faire le bilan des pertes et dégâts matériels. C’est cette réalité qui fonde un segment des négociations climatiques abordé il y a un peu moins de dix ans : les « pertes et préjudices » (loss and damage), segment de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques qui entend chiffrer ces pertes et fournir une compensation financière aux pays touchés.
Si les pays industrialisés ont récemment pris conscience, à la faveur d’événements extrêmes, de la nécessité de développer pour eux-mêmes des politiques d’adaptation, ailleurs dans le monde, c’est la question de l’habitabilité qui est posée par le changement climatique. En 2021, sont 24 millions de personnes ont été déplacées par des événements climatiques, un chiffre auquel il faut ajouter celles qui sont déplacées par des impacts plus progressifs du changement climatique, comme la montée des eaux ou la dégradation des sols. Nul doute que le triste record de 2010 sera battu cette année, cette fois encore en raison de la situation au Pakistan.
Pourtant, nous continuons généralement à appréhender ces « migrations climatiques » comme un risque futur, qu’il serait encore possible d’éviter par une réduction rigoureuse de nos émissions de gaz à effet de serre. Alors que nous voyons systématiquement la question à travers le prisme des projections de centaines de millions de déplacés d’ici au milieu ou à la fin du siècle, ce qui nous conduit à ignorer l’actualité criante de ces déplacements, ou à les regarder comme des migrations d’un type nouveau, distinctes des facteurs traditionnels de migration, que ceux-ci soient politiques, économiques ou culturels.
Changements dans la distribution géographique de la population
L’environnement, pourtant, a toujours joué un rôle majeur dans la distribution géographique de la population sur la planète. Les zones aux sols plus fertiles, ou aux climats plus tempérés, ont ainsi été davantage peuplées que les autres. Et, à travers l’histoire, des catastrophes naturelles ont conduit à des déplacements importants de populations : si la Californie est aujourd’hui l’Etat le plus riche et le plus peuplé des Etats-Unis, elle le doit largement à la migration du Dust Bowl (« bassin de poussière ») qui vit, dans les années 1930, des dizaines de milliers de familles quitter les plaines de l’Oklahoma, de l’Arkansas et du Texas, en raison de la sécheresse, combinée à la Grande Dépression.
Le bouleversement climatique actuel, à l’évidence, compte parmi les perturbations de l’environnement les plus importantes qu’a connues l’humanité : il est donc logique qu’il entraîne lui aussi certains changements dans la répartition géographique de la population, évolutions auxquelles nous ne sommes pas du tout préparés.
La situation dramatique du Pakistan nous montre à quel point il est essentiel de considérer les déplacements de population engendrés par les catastrophes climatiques comme une réalité présente, et non comme une hypothétique crise migratoire en formation. Cette rhétorique est bien plus susceptible d’amener les gouvernements à fermer davantage leurs frontières qu’à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il est contre-productif de considérer la tragédie pakistanaise comme le signe avant-coureur d’une crise à venir : c’est aujourd’hui que des réponses doivent être apportées ; c’est aujourd’hui qu’une gouvernance internationale de l’asile et des migrations doit se mettre en place face à cette réalité.
Si les limites de l’adaptation sont dépassées, c’est alors que des points de rupture sociale peuvent être atteints, qui risquent de faire basculer des sociétés entières dans l’instabilité. C’est la raison pour laquelle le Pakistan ne peut être abandonné à son sort face au défi de l’habitabilité, car c’est au fond la question fondamentale que le changement climatique nous pose à tous : celle de notre capacité à habiter la Terre.
François Gemenne est chercheur en science politique, coordinateur des projets de recherche européens Habitable, sur les conditions d’habitabilité, et Magyc, sur la crise de l’asile en Europe.