L’Europe-forteresse face aux Ukrainiens
L’Europe-forteresse face aux Ukrainiens
Le Monde 13 mars 2022
par Philippe Bernard
C ela n’a pris que quelques jours. Sous le choc de l’agression russe contre l’Ukraine, les mots pour désigner les femmes et les hommes qui fuient leur pays afin d’échapper au malheur ou à la mort ont radicalement changé. Finie « la crise des migrants », bonjour « la solidarité avec les réfugiés ».
La guerre aux portes de l’Europe a changé les manières de voir et les politiques dans bien des domaines : énergie, défense, souveraineté. Le changement de paradigme sur l’immigration, lui aussi, est spectaculaire.
Il y a longtemps déjà que les figures du « demandeur d’asile » et celle de l’« immigré », clairement distinctes du temps de la guerre froide ou des dictatures latino-américaines – le premier « politique », le second
« économique » –, s’étaient brouillées. Le rétrécissement progressif des voies légales d’immigration, la multiplication des conflits au Moyen-Orient et en Afrique ont transformé en « demandeurs d’asile » beaucoup de ceux que l’on appelait autrefois des « immigrés ».
D’où l’adoption du terme englobant de « migrants ». L’application de la convention de Genève de 1951 qui réserve le statut de réfugié à toute personne « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité (…) ou de ses opinions politiques » est devenue de plus en plus complexe, dans un contexte où oppression et misère sont souvent indissociables.
Des murs et des clôtures
L’Union européenne, prise entre sa volonté d’abattre ses frontières internes et l’exigence de chaque Etat de conserver la maîtrise souveraine de l’asile, tiraillée entre l’Est et l’Ouest et entre des histoires d’immigration différentes, n’a jamais réussi à s’accorder sur un mécanisme commun d’examen des demandes d’asile. D’où les murs, les clôtures et les politiques – sauf en Allemagne en 2015 – destinés à barrer la route aux Syriens, aux Afghans, aux Africains, à tenter de les maintenir en Turquie ou en Afrique du Nord.
Et voilà que des Ukrainiens, victimes d’une guerre d’agression comme le continent n’en a pas vu depuis 1945, ressuscitent la figure, typiquement européenne, du « réfugié » de l’après-seconde guerre mondiale, victime de la barbarie nazie ou de l’oppression soviétique. Ironie de la géographie, ils déferlent par centaines de milliers, dans les pays de l’est de l’Europe jusqu’à présent les plus hostiles à l’accueil des réfugiés venus d’Afrique ou du Moyen-Orient. Ce pied de nez de l’histoire a abouti, le 3 mars, à une décision inédite de l’Union européenne, aux conséquences potentiellement considérables.
Ce jour-là, les Vingt-Sept ont décidé d’accorder une « protection temporaire » à toute personne fuyant la guerre en Ukraine. Le droit au séjour et au travail est accordé automatiquement, sans l’examen individuel qu’exige la convention de Genève. L’Europe-forteresse ouvre soudain grand ses portes. Pour ce faire est exhumée une directive conçue à Bruxelles en 2001, au lendemain des guerres en ex-Yougoslavie, pour faire face à un « afflux massif de personnes déplacées en provenance de pays tiers ». Ce texte, jamais appliqué faute d’un vote majoritaire des Etats, a été activé, cette fois, à l’unanimité. Il prévoit non seulement des critères communs d’admission, mais aussi un système de répartition des réfugiés entre les Etats selon leur capacité d’accueil. Précisément ce que les Européens échouent à mettre en place depuis des lustres.
Ce pas inattendu vers une gestion mutualisée de l’asile en Europe ne garantit en rien un changement d’attitude des pays comme la Pologne ou la Hongrie, les plus hostiles aux migrants venus d’Afrique ou du monde arabe. Mais s’ils pensaient être à l’abri des migrations, la guerre en Ukraine les rappelle à la réalité. Et comment, eux qui vont devoir compter sur la solidarité des pays de l’ouest du continent pour l’accueil des Ukrainiens, pourraient-ils à l’avenir continuer de s’opposer à un partage de tous les réfugiés ?
Dénoncer la différence de traitement entre les Syriens et les Ukrainiens ne doit pas empêcher de saluer l’étape qui vient d’être franchie dans l’histoire européenne de l’asile. Les raisons pour lesquelles le sort des Ukrainiens émeut spécifiquement les Européens ne peuvent se résumer à une affinité de couleur de peau ou de religion. La proximité n’est pas seulement géographique. Le progrès qu’a constitué la protection internationale des réfugiés est d’abord une histoire européenne.
Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a été créé en 1950 pour donner un statut aux trente millions d’Européens déplacés à la suite du nazisme et des changements de frontière à l’est. A l’origine, la convention de Genève sur les réfugiés ne s’applique de fait qu’aux Européens. Elle ne sera étendue au reste du monde qu’en 1967, dans le contexte des conflits nés de la décolonisation.
L’application du droit d’asile n’a jamais été indifférente aux réalités géopolitiques et au contexte économique. Longtemps, en Europe, les « bons » réfugiés ont été les dissidents d’URSS et des pays de l’Est, puis les Vietnamiens et les Chiliens. Mais, depuis des lustres, l’accueil s’est mondialisé : les Syriens, les Vénézuéliens et les Afghans représentent les trois premières nationalités parmi les quelque 300 000 personnes obtenant chaque année le statut de réfugié dans l’Union (447 millions d’habitants).
Si l’émotion considérable causée par la guerre en Ukraine doit faire progresser l’Europe des migrations, c’est vers l’affirmation de l’universalité du droit d’asile. Loin de prêter à un chantage migratoire de la part de Vladimir Poutine, les réfugiés d’Ukraine peuvent contribuer à galvaniser l’Europe. La capacité de notre continent à offrir un asile à tout être humain fuyant les guerres est l’une de ses valeurs que, tragiquement, l’agression russe et la résistance des Ukrainiens remettent en lumière.