Nouvelle loi sur les manifestations au Luxembourg
Interview de Maître Frank Wies, président honoraire d’Amnesty Luxembourg, Newsletter mars 2025 de Amnesty International
Non, s’il est légitime pour un législateur de règlementer la liberté de manifester ces opinions en public, cela ne doit pas limiter de manière disproportionnée ce droit fondamental. Or, le projet de loi aura des répercussions importantes sur la liberté de manifester en ce qu’il soumet son exercice à des conditions préalables qui constituent des obstacles disproportionnés à la liberté d’exprimer spontanément et pacifiquement ses opinions. De même, le non-respect de ces conditions sera sanctionné pénalement ce qui risque de restreindre les citoyens dans leurs intentions de manifester pacifiquement voire de les dissuader de participer de la sorte au débat démocratique.
D’un point de vue juridique, quels éléments vous semblent essentiels pour garantir que cette loi ne porte pas atteinte au droit de manifester pacifiquement et reste conforme aux obligations internationales du Luxembourg en matière de droits humains ?
Jusqu’à présent, le principe en termes de manifestations était celui de la liberté responsable. C’est-à-dire que les abus de l’exercice de la liberté de manifester étaient sanctionnées sans pour autant soumettre en amont la tenue d’une manifestation à des restrictions autres que des déclarations et des concertations en vue de la détermination du nombre de participants sinon du lieu sinon du trajet de la manifestation.
Il est impératif que le droit de manifester pacifiquement ne soit pas noyée dans des conditions préalables à remplir et il est important aussi de ne pas sanctionner pénalement la participation ou l’organisation d’une manifestation pacifique pour la seule raison que telle règle bureaucratique n’aurait pas été respectée. La liberté de manifester ses opinions de manière pacifique est trop importante dans une société démocratique pour marquer le pas devant une règlementation administrative et bureaucratique destinée à contrôler son exercice.
Le Luxembourg est traditionnellement perçu comme un pays exemplaire en matière de protection des droits humains. À votre avis, ce projet législatif risque-t-il de constituer un recul dans la garantie du droit de manifester pacifiquement ?
Aucun pays n’est exemplaire en matière de protection des droits humains. Ils doivent être défendus partout et ne doivent jamais être pris pour un acquis qui ne saurait plus être remis en question. Cela est vrai aussi au Luxembourg. Ce projet de loi n’est pas le premier qui risque de régresser le respect des libertés publiques dans ce pays et je parie que cela ne soit pas le dernier. Il est important que la société civile se mobilise dès le départ pour s’opposer au caractère excessif de ce projet.
Quelle importance attribuez-vous au travail d’Amnesty International dans ce domaine, notamment en ce qui concerne la défense du droit de manifester et la protection des libertés fondamentales ?
En tant qu’acteur historique de la défense et de la promotion des droits humains, Amnesty International est un representant important de la société civile et possède donc toute légitimité pour critique publiquement ce projet en mettant l’accent sur ses aspects excessifs pour la liberté de manifester ses opinions.
Il me semble cependant aussi important de ne pas mener ce combat de manière solitaire, mais de rechercher à se fédérer avec d’autres acteurs. Je pense notamment aux syndicats, mais aussi à d’autres associations et organisations qui seraient autant concernées par une restriction excessive de la liberté de manifester ses opinion
Par le passé, vous avez souligné l’importance que toute restriction aux libertés fondamentales soit proportionnée et justifiée. Pensez-vous que les mesures envisagées dans ce projet de loi, comme l’obligation d’une autorisation préalable, respectent ces principes ?
À mes yeux, soumettre l’organisation de toute manifestation politique à une procédure d’autorisation préalable est hautement problématique, car cela frappe indistinctement sans aucune considération au sujet de risques éventuelles pour l’ordre ou la sécurité publics émanant de la manifestation. Ces mesures restrictives risquent d’avoir un effet dissuasif sur les personnes voulant participer à une manifestation. La Cour européenne des droits de l’homme a sanctionné à plusieurs reprises des États ayant pris des mesures qui portent en elles un tel risque de dissuasion pour constituer une entrave disproportionnée à l’exercice de la liberté de manifester ses opinions.
L’obligation de soumettre sa demande d’autorisation préalable au moins 5 jours avant la date prévue pour la manifestation est une autre limitation de cette liberté fondamentale. Des manifestations spontanées sont ainsi d’office exclues ou, pour le moins, exposent leurs organisateurs à des sanctions pénales. Une démocratie a besoin de l’expression publique d’opinions diverses et cela peut aussi inclure des rassemblements spontanés en fonction de l’actualité politique. Sanctionner d’office de pareils rassemblements effectués sans autorisation préalable et même si la manifestation s’est déroulée de manière pacifique est manifestement excessif
Certains acteurs justifient cette réforme par des préoccupations liées à la sécurité publique et à la participation de mineurs aux manifestations. Comment concilier sécurité et respect des droits fondamentaux sans imposer de restrictions excessives ?
Aucune liberté est absolue et il est légitime de sanctionner les abus de la liberté de manifester, si elle est utilisée pour porter atteinte à des personnes, de procéder à des destructions de biens ou à d’autres troubles graves à l’ordre public.
L’actuel projet de loi est une réaction aux manifestations contre les mesures restrictives prises pendant la pandémie du Covid et qui avaient donné lieu à certains débordements. Il est important de rappeler que nos lois pénales permettent déjà de sanctionner de tels abus de la liberté de manifester et que plusieurs participants aux manifestations de la période du Covid ont fait l’objet de poursuites et de condamnations pénales pour des infractions commises à cette occasion.
La réaction du législateur aux débordements de certaines manifestations par le biais de ce projet de loi est excessive. Il est légitime de vouloir soumettre la tenue de manifestations à certaines conditions, notamment pour prémunir des débordements. Soumettre toute manifestation d’opinions politiques – le projet exclut de son application les manifestations religieuses, culturelles ou sportives – à une autorisation préalable avec des sanctions pénales pour les organisateurs n’est pas la bonne réponse et je ne vois pas en quoi cela soit bénéfique pour la sécurité publique ou la protection de mineurs.