On veut changer l’image de l’immigré pour lui donner une vraie place
Coumba Fall regrette que les négociations pour la création d’un ministère de la Citoyenneté, voulue par le CLAE depuis des années, n’aient pas porté leurs fruits : «On avait des raisons d’être optimistes. Mais tout a été stoppé net.»
Ce week-end, plus de 30 000 visiteurs célébreront les cultures et le vivre-ensemble à Luxexpo lors du festival des Migrations. Un évènement incontournable de la vie associative et culturelle du pays, organisé depuis 1981 par le Comité de liaison des associations d’étrangers (CLAE). À cette occasion, sa nouvelle présidente, Coumba Fall, nous accorde sa toute première interview depuis son élection à la tête de l’ASBL en octobre dernier.
Quelle dynamique comptez-vous insuffler en tant que nouvelle présidente du CLAE?
Coumba Fall : Je veux à la fois m’inscrire dans la continuité de ce qui a déjà été réalisé et continuer à incarner ce lieu d’accueil pour les nouveaux arrivants et les associations, pour faire en sorte que les étrangers soient aussi bien considérés que les autochtones. Je ressens fortement l’héritage de Pascale Zaourou et de tous ceux qui nous ont précédés.
Y a-t-il un combat qui vous tient particulièrement à cœur?
L’éducation. C’est fondamental pour tout être humain, et chacun mérite d’y avoir accès. Je veux agir spécifiquement pour les enfants du Luxembourg issus de l’immigration, car ils sont confrontés à beaucoup de difficultés.
Après l’arrivée au gouvernement de la coalition CSV-DP, des associations de la société civile, dont le CLAE, avaient dénoncé une rupture du dialogue. Avec quel impact?
On avait beaucoup avancé dans les discussions pour la création d’un ministère de la Citoyenneté, et quasiment tous les partis avaient avisé positivement cette idée, donc on avait des raisons d’être optimistes. Mais tout a été stoppé net. On ressent ce manque de dialogue, mais on met ça sur le compte du changement pour l’instant. On espère que les échanges vont reprendre et s’intensifier.
Pourquoi ce ministère est-il indispensable? Celui de la Famille, des Solidarités, du Vivre-ensemble et de l’Accueil ne suffit pas?
Non, pour nous, il faut aller plus loin. On veut avant tout changer l’image de l’immigré pour lui donner une vraie place dans la société. Avoir un ministère dédié contribuerait grandement à représenter tous les citoyens de la même façon, sans pointer ceux qui sont censés s’intégrer. Il pourrait aussi agir sur la condition des personnes en situation de séjour irrégulier qui vivent ici et supportent l’incertitude, sans politique de régularisation. On réclame une position claire et une loi, en collaboration avec les associations, qui écarte les contraintes dans les conditions d’acquisition du permis de séjour.
De même, sur l’éducation, actuellement de nombreux enfants immigrés ne sont pas scolarisés par manque de places dans les classes d’intégration. On a des ados qui sont toute la journée à la maison, et dont on piétine le potentiel par manque d’intérêt ou de moyens. On aimerait que ce problème soit traité.
Le CLAE s’était montré très critique par rapport à la loi du vivre-ensemble interculturel entrée en vigueur il y a plus d’un an. Comment ça se passe sur le terrain?
Difficile de faire un bilan, car c’est récent. Pour que cette loi soit un succès, il faut casser les préjugés qui sont répandus sur les étrangers. Sans ça, on aura toujours des freins. Les Luxembourgeois ont besoin de connaître ces personnes qui arrivent, et de comprendre tout le positif qu’elles amènent avec elles. Donner des cours de français ne suffit pas – sans compter qu’il n’y a pas assez de cours et de structures face à la demande.
Ce que je veux dire, c’est qu’on met d’office de côté les gens qui ne pourraient pas suivre ces cours. Alors qu’il y a bien d’autres façons d’échanger et de se connaître : des ateliers par exemple, où chacun peut valoriser sa culture et ce qu’il peut apporter au Luxembourg. C’est ce qu’on essaye de faire : au festival, les différences ne sont plus des barrières. On devrait décliner ce concept tout au long de l’année.
Vivre ensemble, c’est bien, mais décider ensemble, on en est encore loin, vu le déficit démocratique abyssal au Luxembourg. Pourquoi cette marche reste-t-elle infranchissable selon vous?
Ce qui persiste, c’est cette peur de l’autre qu’on ne connaît pas et qui viendrait nous prendre quelque chose. On élude d’emblée tout ce qu’il pourrait apporter. On entend souvent que l’immigration représente un risque pour l’identité nationale : moi, je pense tout le contraire. Les enfants issus de l’immigration, qui sont nés et grandissent ici, sont luxembourgeois avant tout, et font vivre la langue et l’identité du pays. Ils ne parlent pas français entre eux, mais luxembourgeois.
Et du côté des étrangers, les gens qui arrivent ont d’autres priorités que la participation à la vie publique, comme le logement, le travail, et vivre décemment. Dans les communes, ils ne se sentent pas appartenir à la communauté : plus on s’éloigne des villes et moins il y a d’interactions avec les autochtones. L’État devrait s’investir davantage, ne pas faire porter tout le poids aux communes. À Flaxweiler, où j’habite, pendant la campagne, je n’ai vu aucun candidat venir parler avec les résidents étrangers. Logiquement, ils se sentent à l’écart.
Selon le Centre d’étude et de formation interculturelles et sociales (Cefis), le manque de participation des étrangers aux dernières élections communales s’explique en partie par le manque d’accès à l’information. Le multilinguisme est-il la clé?
C’est un sujet difficile qui a longtemps été tabou. Aujourd’hui, on vven parle et c’est une bonne chose. S’il y a la volonté d’avancer, on trouvera des solutions. Le multilinguisme, on doit le chérir, car c’est une identité toute particulière du Luxembourg. C’est un atout, une chance inouïe pour nos enfants, et ça devrait l’être aussi pour nous, adultes, si on faisait des efforts de chaque côté.
Pour revenir sur les élections : au moment où on leur demandait de mettre un bulletin dans l’urne, beaucoup d’étrangers ne connaissaient pas les candidats, ne comprenaient pas les programmes et se désintéressaient du scrutin par manque d’informations. On a bien accès à des actualités en plusieurs langues, mais dès qu’il s’agit de la vie politique, tout est systématiquement en luxembourgeois.
Le conseil communal de la Ville de Luxembourg est désormais retransmis en ligne avec une traduction en français. C’est la voie à suivre?
L’une des voies, c’est sûr. C’est encourageant, et c’est aussi un message positif aux étrangers, un pas vers eux pour leur dire qu’ils font réellement partie de la communauté et les impliquer dans la vie de la commune.
Accorder le droit de vote aux résidents qui n’ont pas la nationalité luxembourgeoise lors des législatives, ça reste un cheval de bataille du CLAE?
Oui, tout à fait, parce que c’est important d’exprimer sa voix et de se faire entendre, donc on continue de mener un travail de plaidoyer auprès du gouvernement et on encourage régulièrement les associations à rappeler à leurs membres qu’ils peuvent revendiquer ce droit.
Le festival des Migrations a toujours été la caisse de résonance des revendications sociales, économiques et politiques concernant les étrangers. A-t-il un réel poids?
De plus en plus, à mon avis. C’est l’endroit où on déroule nos revendications et le gouvernement est là, ce qui permet d’avoir des échanges dans un contexte différent. On aimerait toujours qu’il y ait plus d’écoute et plus d’actions, mais il faut aussi mesurer le chemin parcouru et rester optimiste pour tous les combats qui restent à mener.
À vos yeux, comment la situation des étrangers au Luxembourg a-t-elle évolué ces dernières décennies? Est-ce plus dur ou plus facile aujourd’hui?
Plus difficile, car des obstacles se sont ajoutés, comme la crise du logement. On vit aussi dans un monde où on est de plus en plus divisés, avec cette idée négative de l’étranger. Donc, la situation s’est dégradée, en particulier pour les personnes originaires de pays tiers. D’ailleurs, on assiste à une distinction nette entre ces immigrés et ceux venant de pays européens. C’est un phénomène nouveau. Pour trouver un emploi, c’est le parcours du combattant, avec des autorisations qui manquent malgré les compétences, idem pour les réfugiés.
Accès au logement, à l’emploi, à l’éducation : quels dossiers sont les plus urgents?
Le logement, car tout commence par là, et l’emploi. Dans ces domaines, les étrangers doivent affronter des barrières supplémentaires, tandis que le racisme est à l’œuvre et qu’il est complexe de trouver des instruments pour contrer ces dérives. Et j’ajouterais encore l’orientation scolaire. On a tellement d’enfants immigrés doués qui sont actuellement mal orientés, c’est un véritable gâchis.
Se baser uniquement sur la maîtrise d’une langue n’a pas de sens, surtout si l’élève excelle en mathématiques par exemple. Au lieu de l’écraser, essayons d’élever cet enfant. Il devrait y avoir plus d’échanges entre les familles et les enseignants. Ces enfants feront leur vie ici au Luxembourg et participeront à son développement. On doit leur donner les moyens de réussir pour leur permettre un jour de contribuer, eux aussi, à la société.
Distinguer les droits des Luxembourgeois de ceux des étrangers dans la nouvelle Constitution a-t-il ranimé le sentiment d’exclusion de 2015, lors du “non” au référendum sur le droit de vote?
Non seulement ça l’a ranimé, mais ça a aussi contribué à creuser encore un peu plus l’écart entre les étrangers et les Luxembourgeois. Ça peut faire peur de lire ce qui est écrit, que tous les Luxembourgeois sont égaux, mais qu’en est-il des autres qui vivent et travaillent sur le territoire? Ça n’aide certainement pas les étrangers à s’intégrer.
Plus globalement, comment réagissez-vous à la montée des partis d’extrême droite et à un président américain qui met en scène des expulsions sur les réseaux sociaux?
D’abord, ça me rend triste, car je pensais tout ça derrière nous, au regard des horreurs du passé. Et ça m’inquiète. Le populisme, il n’y a rien de pire. Les inégalités grossissent, avec toujours une catégorie de personnes à terre, écrasées, et d’autres toujours plus haut. On doit être vigilant pour que le Luxembourg ne se retrouve pas dans la même situation que d’autres pays qui tombent dans ces courants-là.
Le CLAE est mobilisé dans la construction du plan national de lutte contre le racisme qui doit être présenté cette année. Comment ça se passe en coulisses?
Ça va globalement dans le bon sens, on travaille bien avec les autorités et les autres acteurs, et nous espérons que le plan pourra être présenté au cours du second semestre.
Pour finir sur une note plus légère, avez-vous un coup de cœur dans le vaste programme du festival?
Comme on est en plein ramadan, on a eu l’idée de rompre le jeûne tous ensemble. L’iftar au festival, ce sera une première. J’imagine ça comme un grand moment de partage, de tolérance et d’acceptation de l’autre et de ses différences.
Festival des Migrations, des Cultures et de la Citoyenneté, ce week-end à Luxexpo, de 11 h 30 à 0 h 30 le samedi et de 11 h 30 à 20 h le dimanche. Entrée gratuite.
On a tellement d’enfants immigrés doués qui sont mal orientés, c’est un véritable gâchis