Si Sidi Founkhal a attiré les appétits du monde du tourisme, c’est qu’au Nord, à l’Ouest et à l’Est, il y a la mer, mais la population, des pêcheurs en grande partie, a fait de la résistance. Sidi Founkhal est donc resté un lopin de terre anonyme sur une île qui n’était, jusqu’ici, dans la bouche de personne.
Les plages de Sidi Founkhal ont donc échappé aux promoteurs et à leurs complexes hôteliers. C’est un bras de terre, cent hectares à peine, dans la Méditerranée, sur l’île de Chergui, nous sommes dans l’archipel des Kerkennah, autrement dit en Tunisie, à une trentaine de kilomètres au large de la ville portuaire de Sfax, voilà pour le cadre géographique.
Seuls les oiseaux migratoires qui en automne s’en vont de chez nous, en quête de climats plus accueillants, y font une escale, avant de reprendre leur périple africain. Or, pendant que nos hirondelles descendent vers le Sud, remontent de ce même Sud subsaharien d’autres migrants, sans ailes ni rien, avec pour tout bagage l’espoir d’une terre de la grande promesse, c’est-à-dire la nôtre. Et comme nos oiseaux migrateurs, ils font, eux aussi, avant de reprendre la mer qui leur ouvrira la voie vers Lampedusa, dans l’archipel de Kerkennah, une escale pour souffler.
C’est que depuis ces îles, la Sicile est à portée d’espoir, d’autant qu’à mi-chemin il y a Malte, autre possible porte d’entrée de l’Union européenne. C’est aussi que dans bien des pays de l’Afrique subsaharienne où entre guerres et famines il ne fait pas bon vivre, on se dit que cet archipel-là pourrait être une bonne rampe de lancement vers une vie meilleure. Autrement dit, aux pêcheurs qui y vivent se sont mêlés les migrants venus du Sud attendant le moment propice de prendre la mer. S’y ajoutent ces Tunisiens qui rêvent eux aussi d’Europe, de candidats au départ il y en a donc beaucoup.
Mais, voilà, on ne monte pas dans des paquebots cinq étoiles et puisque les garde-côtes sont sur le qui-vive, et que de l’autre côté, en Italie donc, on ferme de plus en plus les portes, il faut soit se lancer au hasard sur une embarcation de fortune, soit monnayer la traversée avec des passeurs clandestins dont les bateaux bondés ne tiennent souvent pas non plus la mer.
Et c’est là que commence mon histoire. Avec une photo qui a très peu fait le tour du monde. Car entre les tragédies de la planète les grands médias ont l’embarras du choix et très peu ont donc montré ce petit corps de fillette gisant à quelques mètres des premières vaguelettes de la Méditerranée qui l’ont déposée sur le sable, parmi les pierres, les petites roches et les filets des pêcheurs.
Il y a cinq ans, en février 2018, une photo presque identique avait ému autrement le monde. C’était un garçonnet de trois ans, un petit Syrien, cette fois-là, souvenez-vous. Il s’appelait Aylan Kurdi et était allongé comme la fillette de Sidi Founkhal sur le ventre, portant comme elle des vêtements rouges et noirs, blouson et collant pour elle, T-shirt et culotte pour lui qui gisait sans vie sur une plage de Bodrum en Turquie. La Syrie, il est vrai, faisait alors encore figure de pays martyr, et nos consciences n’ont pas eu trop de mal à s’attendrir. La fillette de Sidi Founkhal, elle, avait aussi trois ans, mais de nom elle n’en a point.
Des noyés qui nous
laissent insensibles
Boulbeba Bougacha est un nom qui ne dit rien à personne, et pour cause. Il habite Sfax, donc sur le continent, et le 24 décembre dernier, il a voulu se détendre un tantinet au bord de la mer. Il a donc pris tranquillement – est-ce avec des amis ou en famille ? – le ferry, le Loud, qui part de Sfax, une heure de traversée à peine, et le voilà sur l’île de Gharbi qui jouxte celle de Chergui, de là, facile de se rendre à Sidi Founkhal où, enfant, il a vécu.
Le soleil est au rendez-vous, la mer est bleue, rien ne s’oppose à un bon piquenique sur la plage. Il est à peu près 13 heures quand il arrive, mais le piquenique ne se fera pas. „On l’a trouvée là, allongée sur le ventre. On a appelé les autorités qui sont venues la récupérer. Ça a été un choc.“
Voilà ce qu’il a raconté à Nejma Brahim dont le nom ne dit peut-être pas non plus grand-chose à personne, mais qui est une jeune journaliste franco-algérienne de 20 ans, travaillant pour le pôle International du journal en ligne Mediapart. C’est elle, faisant consciencieusement et honnêtement son travail, qui a retrouvé Boulbeba Bougacha. C’est à elle qu’il s’est confié, deux mois presque après la triste découverte. Auparavant, lui raconte-t-il, il s’était, le 26 décembre, exprimé sur une radio locale, mais l’information était restée coincée dans la région, personne ne l’avait relayée. À Nejma Brahim, il a dit aussi: „On sait que beaucoup de gens meurent en mer, mais on n’est jamais préparé à voir une chose pareille.“
Oui, on le sait, nous le savons, la Méditerranée est un cimetière marin où reposent par milliers les noyés anonymes. Le plus souvent elle ne recrache pas ses morts. Même si, ce jour-là, sur la même plage, elle a déposé au moins trois autres corps, des adultes cette fois-ci, y avait-il parmi eux les parents de la fillette? Devant le micro de Nejma Brahim, les langues se sont déliées. Un pêcheur lui a lancé, désabusé: „On voit des cadavres presque tous les jours.“ Lui-même avait trouvé un bébé. „La dernière fois, j’ai vu quatre ou cinq morts d’un coup. Quand on appelle la garde nationale, ils nous demandent si ce sont des Blancs ou des Noirs. Si ce sont des Noirs ils ne se déplacent pas.“ La fillette de la plage de Sidi Founkhal était noire …
Boulbeba Bougacha avait son téléphone portable dans sa poche. Il n’a donc pas hésité à prendre en photo le petit corps sans vie. Il aurait pu passer son chemin, après tout ça arrive tous les jours, on s’habitue. Oui, on s’habitue. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: Sur les près de trente mille personnes qui, l’année dernière, ont tenté la traversée depuis les îles Kerkennah, on suppose qu’un tiers a péri en mer. Le naufrage et la mort se sont banalisés. À Sidi Founkhal et ici, en Europe, où la banalisation rivalise avec l’indifférence si ce n’est pas avec l’abject rejet.
Quel contraste avec les images du terrible tremblement de terre qui ces jours-ci à meurtri la Turquie et la Syrie ! Elles ont inondé nos écrans. On y a loué le courage des sauveteurs qui sous les gravats guettaient le moindre souffle de vie. Ça a touché une corde sensible dans nos cœurs. Pourquoi les noyés de la Méditerranée ne touchent-ils plus rien en nous?
Peut-être parce que, au fond de nous-mêmes, nous nous sentons coupables. Coupables d’avoir permis au poison brun répandu par l’extrême-droite de criminaliser les migrants. De les déshumaniser. Coupables d’avoir oublié que ce sont des destins brisés qui, à bout d’espoir, quittent leurs foyers devenus invivables et affrontent tous les dangers pour enfin vivre un tant soit peu dignement. Coupables d’accepter que nos gouvernements font des courbettes à l’extrême-droite et érigent murs et barbelés à nos frontières. Coupables aussi d’avoir baissé les bras pendant que les xénophobes haussent le ton, jusqu’à s’en prendre aux embarcations des ONG qui tentent de repêcher les naufragés. Coupables enfin d’assister au naufrage du peu d’humain qui en nous vibre encore.
Oui, on le sait, nous le savons, la Méditerranée est un cimetière marin où reposent par milliers les noyés anonymes
L’image de la petite fille de la plage de Sidi Founkhal ressemble à celle d’Aylan Kurdi, un garçonnet syrien de trois ans