Trois ans après l’étude „Being black in Luxembourg“, l’étude „sur le racisme et les discriminations ethno-raciales au Luxembourg“ constate que le Luxembourg a bien un problème de racisme. Et que les personnes de couleur noire, les musulmans et les Roms en sont les premières victimes.
Dans un pays où un citoyen sur deux n’a pas la nationalité luxembourgeoise, et qu’une part plus grande encore a des „Migrationshintergründe“, si l’on retient la définition allemande – avoir un de ses quatre grands-parents étrangers –, la question du racisme ne peut qu’être de la toute première importance, soulignait hier la ministre de l’Intégration, Corinne Cahen, au moment de présenter l’étude „sur le racisme et les discriminations ethno-raciales au Luxembourg“.
Il aura toutefois fallu attendre la publication de l’étude „Being black in the EU“, présentée en novembre 2018 par l’Agence de l’Union européenne pour les droits fondamentaux, pour que le problème soit posé sur la place publique et que les victimes se sentent enfin autorisées à l’évoquer. Mais aussi graves étaient-ils, les chiffres de cette première étude n’avaient pas déclenché de réaction politique, pas même provoqué le renforcement du Centre pour l’égalité de traitement (CET) en sous-effectif depuis sa création. Il aura fallu la mort de Georges Floyd en juin 2020, pour que le mois suivant la Chambre des députés adopte une motion invitant le Gouvernement à „faire élaborer une étude sur le phénomène du racisme au Luxembourg afin de développer une stratégie de lutte cohérente“. Et il aura fallu ensuite dix-huit nouveaux mois pour que le Centre d’étude et de formation interculturelles et sociales (CEFIS) et le Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (Liser), mandatés par le ministère de l’Intégration, rendent une nouvelle étude qui permette de „factualiser la situation“, soulignait la ministre de l’Intégration, Corinne Cahen, en se souvenant d’une table-ronde organisée par l’ASTI à l’automne 2019 qui „avait fait ressortir beaucoup de choses“.
L’islamophobie aussi
L’étude de 260 pages tient un discours clair, aussi clair que celui de l’étude „Being black in Luxembourg“, dont elle est une réplique. Elle atteste que la négrophobie est le problème de racisme le plus développé. 38% des personnes de couleur noire craignent d’être victimes d’incidents dans un futur proche du fait de leur appartenance ethnico-raciale. Mais l’étude met aussi en avant les discriminations liées à la religion musulmane, à une origine rom, à la nationalité portugaise, qu’aucune étude n’avait encore ainsi étayée.
„En termes d’ampleur, ce qu’on peut appeler le racisme idéologique est relativement rare au Luxembourg“, observait Frédéric Docquier, membre du Liser en charge de la partie quantitative de l’étude, tandis que le CEFIS s’occupait du qualitatif auprès de 139 acteurs de terrain. „Par contre, on a aussi le constat, tiré de l’enquête qualitative, que la thématique du racisme est assez mal conceptualisée dans les structures, qu’elles soient publiques ou privées, à quelques exceptions près, dont les organismes chargés de défendre les personnes racisées. Ainsi, il y a très peu de stratégie claire pour faire face à des actes potentiellement discriminatoires et un manque de formation.“
Les 3.000 sondés n’arrivent pas à se mettre d’accord s’il y a eu plus, autant ou moins de racisme durant les cinq dernières années. „L’enquête qualitative révèle que cette apparente stagnation du racisme cache peut-être la transformation du racisme“, commente Frédéric Docquier. „On a moins d’actes agressifs, moins de racisme direct sur l’espace public et plus de microagressions et un transfert vers le numérique, donc un racisme peut être un peu plus sournois qu’il y a quelques années.“
Seulement 15,2% des sondées pensent qu’un acte raciste puisse être justifié (quand les chiffres atteignent 46% en France). S’il n’y a que peu de racisme idéologique, au sens de la conviction de l’existence de races et de leur hiérarchisation, l’étude établit par contre que les stéréotypes sont bien ancrés dans la société. 31,7% des résidents pensent aussi que certains groupes sont responsables d’une hausse de la violence et de la criminalité. Ce sont d’abord les afrodescendants, puis les gens des pays de l’Est, les Roms et enfin les Musulmans qui sont le plus souvent désignés.
Quand 45,7% des résidents pensent que certains groupes ethno-raciaux ont tendance à ne pas interagir, les Musulmans sont les premiers désignés, devant les Roms puis les Luxembourgeois. Le duo de tête est le même quand 30,3% des résidents pensent que certains groupes ont du mal à respecter les règles de bon voisinage. Par contre, pour ce qui est des discriminations directes évoquées par les victimes, les personnes noires repassant devant, en compagnie des musulmans. 38% des personnes de couleur noire et 28 % des Musulmans s’estiment victime de discriminations sur le lieu de travail, 27% et 28% dans l’enseignement, 35% et 34% dans la recherche d’un emploi, 37% et 32% dans la recherche d’un logement. 54,9% de ces expériences de discrimination vécues sont des traitements inégalitaires,41,3% des gestes ou paroles déplacées et 6,3% une agression physique.
C’est dans la recherche d’un logement (50%), dans la recherche d’un emploi (44,5%), sur les réseaux sociaux (43%), sur le lieu de travail (34,6%) et lors de contrôles de police (32,6%) que les discriminations ont le plus de chance d’arriver, selon les sondés, tandis que les experts et acteurs de terrain y ajoutent l’école pour l’inégalité des chances qui y serait la règle.
À noter que 48,8% des sondés pensent que la méconnaissance du luxembourgeois est un motif de discrimination répandu (le taux monte à 61% chez les Portugais), au même niveau que la couleur de peau ou les signes cultures distinctifs.
Actions à mener
Si le phénomène n’a jamais été saisi dans toute son ampleur, c’est qu’il est „invisible“ selon le terme des chercheurs. Les victimes parlent rarement de leurs expériences, parce qu’elles jugent cela inutile ou trop compliqué. Deux tiers des victimes interrogées ne les déclarent pas. La règle est de garder le silence. Une alternative souvent empruntée est celle de fuir son emploi ou de se replier dans sa communauté, tandis qu’oser s’exprimer est l’ultime recours.
C’est justement pour modifier ce constat que plus de la moitié des répondants pensent qu’il faut améliorer l’identification et la sanction des pratiques discriminatoires. C’est le monde du travail, suivi de l’éducation puis du logement qui sont désignés comme secteurs à prioritiser, où mettre en place des mesures de mixité sociale, un renforcement des sanctions et des campagnes de sensibilisation. „Il y a un cadre, mais il n’est pas toujours appliqué, surtout en matière de discrimination“, observe pour sa part Sylvain Besch du CEFIS. „Il y a un problème de lisibilité du cadre“ ajoute-t-il, en constatant qu’il n’y a pas d’application de la possibilité d’agir comme partie civile pour les associations et syndicats.
Sont identifiés comme parades possibles par l’étude: des besoins en formation à l’interculturel et au droit anti-discriminatoire, un renforcement de l’accès à la justice, une plus forte répression en introduisant l’incrimination aggravée des infractions de droit commun en cas de motif de haine ou encore le renforcement du CET. Dans le secteur de l’emploi, il est question de davantage de transparence dans le recrutement. La ministre Corinne Cahen, à cet égard, a déclaré qu’elle irait trouver l’Union des entreprises luxembourgeoises pour discuter des moyens de sensibiliser ses membres. La ministre a aussi jugé intéressante l’idée d’introduire une clause de non-discrimination dans les contrats entre agences immobilières et propriétaires.
Le CEFIS est en train de mener une étude qualitative sur les expériences de personnes discriminées. De son côté, Frédéric Docquier imagine de nouvelles pistes d’étude pour les chercheurs. „Un prolongement relativement naturel serait de mener des études plus expérimentales pour identifier de réelles pratiques discriminatoires“, dit-il, en songeant aux délicats testings dans le monde du travail.
On a moins d’actes agressifs, moins de racisme direct sur l’espace public et plus de microagressions et un transfert vers le numérique, donc un racisme peut être un peu plus sournois qu’il y a quelques années