Pour une politisation de la question migratoire
Bonnes feuilles : « Droit d’exil. Pour une politisation de la question migratoire »
Dans son ouvrage « Droit d’exil. Pour une politisation de la question migratoire » récemment paru aux Éditions MIX, le chercheur Alexis Nouss s’interroge sur la notion même d’exil et plaide pour la reconnaissance politique de la figure du migrant. Extraits choisis.
Le migrant d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier, travailleur algérien ou immigré polonais. Il n’est pas que migrant, agent d’un processus global, il est aussi exilé, acteur de son histoire et de la nôtre. Comme pour tout processus de connaissance, nommer précisément les choses constitue une étape initiale indispensable. Or, une crise de la nomination est venue animer un débat terminologique sur la désignation des migrants qui arrivent en Europe – à ne plus nommer ainsi : cessons de les nommer migrants, ce sont des réfugiés.
Le raisonnement veut que les migrants quittent leur lieu de naissance ou de résidence pour trouver de meilleures conditions de vie et que, par conséquent, nommer tous ceux qui arrivent aujourd’hui en Europe des « migrants » gomme la guerre, l’oppression, la persécution qui ont fait fuir ceux qui ont droit à l’asile et au statut de réfugié. L’argument, de plus, se renforce lorsque la France, par exemple, veut accepter les réfugiés (politiques) et rejeter les migrants (économiques).
Unis par la détresse, les réfugiés seraient tous ceux qui ont fui les conditions d’une vie impossible et ce départ involontaire fait partie de leur identité. À ce titre, qu’ils fuient la guerre ou la misère importe peu, distinction proscrite au demeurant par la Convention de Genève de 1951. Loin d’une lâcheté, leur fuite affirme la noblesse humaine qu’ils n’acceptent pas de voir niée en eux. S’ils fuient afin de vivre, leur refuser l’asile, même sous la forme d’une simple dénomination, équivaut à adopter une complicité passive avec ceux qui les ont poussé à la fuite. Être réfugié signifie d’abord être lorsqu’un sujet fuit la menace du non-être. L’exil ou la mort. […]
Quand le migrant cesse de migrer
Pour commencer, il est bon de soumettre les deux termes à la logique grammaticale. Migrant : participe présent du verbe « migrer ». Le migrant migre, le participe présent désignant en français une action en train de se faire et l’agent de cette action. Quand le migrant cesse de migrer, quand il est arrivé, il n’est donc plus (un) migrant. Qu’est-il donc ? Réfugié : vient du latin fugere, qui signifie « fuir », le préfixe re – indiquant non la répétition mais l’intensité. Un réfugié fuit.
Quand le réfugié cesse de fuir, quand il est arrivé, il n’est donc plus (un) réfugié. Qu’est-il donc ?
La rigueur terminologique prend le relais. Elle nous rappelle que la famille « migrante » appartient au vocabulaire animalier : les oiseaux ou les poissons migrent par instinct sans pouvoir s’y soustraire alors que les humains s’exilent en ce que, même soumis à la nécessité du départ, ils peuvent en bâtir un projet et transformer leur condition en conscience. En outre, les termes connexes (émigrants, immigrants, émigrés, immigrés) fleurent les décennies de l’après-guerre en Europe où l’idéologie du progrès et de la reconstruction demandait de la main-d’œuvre, « années-bonheur » dissipées aux vents de crises économiques successives.
Quant à l’emploi de « refugié », il relaie une erreur de catégorisation juridique et une approximation lexicale puisque la langue du droit n’utilise le terme et n’octroie le statut que lorsque l’asile a été administrativement accordé. De surcroît, l’appellation reconnaît à l’arrivant un destin mais qui ne dépend pas de lui car celui qui nomme (ou non) le réfugié en décidant de son statut se trouve sur un seuil, investi du pouvoir d’ouvrir ou non la porte. Un privilège qui sert à pleinement fonder l’hospitalité (« je t’accueille car tu viens ») autant que son refus (« je ne t’accueille pas car tu viens me tuer »).
Le « demandeur »
Autre prétendant lexical, le « demandeur d’asile ». Encore faut-il que la demande soit faite, c’est-à-dire que les conditions qui permettent de la déposer soient réunies, un encouragement qu’en France sont loin de dispenser les autorités. Si la position de demandeur crée de facto et d’une façon générale une asymétrie qui place les uns en position de pouvoir et les autres de soumission, la notion d’asile, elle, appelle à être examinée dans sa dimension temporelle.
On demande le refuge ou l’asile comme on donne le refuge ou l’asile mais cela ne suffit pas pour poser l’équivalence entre les deux notions. Puisque refuge sous-entend une fuite, il souligne une action en mettant l’accent sur la destination, en l’occurrence le dispositif qui donnera refuge et il suppose un terme éventuel à cette action, la valeur d’un refuge prenant sens devant l’imminence d’un danger et le perd lorsque le péril est écarté.
Ce qui éclaire des mesures telles que, en France, la « protection subsidiaire » et, au niveau européen, la « protection immédiate et temporaire », statuts de substitution lorsque les conditions pour l’octroi du statut de réfugié ne sont pas réunies. Celui-ci, d’ailleurs, n’est pas inamovible car il peut être révoqué ou on peut y renoncer.
L’asile, espace préservé
Asile, par contre, dont le sens étymologique renvoie à un espace préservé du pillage, implique un lieu et induit une idée de permanence. L’asile offre de reconstruire une vie, le refuge la protège provisoirement. Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo évoque les villes françaises qui, depuis le Moyen-Âge jusqu’au XVIe siècle, intégraient des « lieux d’asile » considérés comme « des espèces d’îles qui s’élevaient au-dessus du niveau de la justice humaine » et qu’il détaille :
« Les palais du roi, les hôtels des princes, les églises surtout avaient droit d’asile ».
Au grand bonheur (hélas provisoire) d’Esmeralda, c’est le lieu – cathédrale qui possédait et exerçait le droit d’asile auquel avait accès l’individu le choisissant. Dans certains états américains, cette tradition de l’asile dans les lieux de culte est perpétuée. On se souvient aussi de l’Église Saint-Bernard à Paris en 1996 dont l’évacuation anticipa les violences policières ultérieures à l’endroit des migrants.
Un mélange de droit du sol et du droit de la personne, en somme, moins arbitraire en cela que le droit d’asile tel qu’administré aujourd’hui sous les auspices de l’OFPRA, du CNDA et du ministère de l’Intérieur. Ce qui est d’autant plus inacceptable que ce droit appartient au registre démocratique fondamental. Alors qu’il souffrait de ne pas le recevoir du gouvernement allemand de 1930, Trotsky y voyait une contradiction car il considérait le droit d’asile comme un principe essentiel de la démocratie :
« L’utilisation du droit d’asile, en principe, ne se distingue nullement de l’utilisation du droit de vote, des droits de liberté de la presse, de réunions, etc. »
Ni migrant, ni réfugié, alors qui est-il ?
Ni migrant, ni réfugié, qu’est-il alors, celui qui vient et demande asile ? Toute la question. Migrants ou réfugiés : les termes, supposés qualifier les individus visés, servent surtout à les agglomérer en une masse anonyme.
Les nommer « exilés » les sort d’une telle opacité et affirme que le migrant est un sujet, un sujet en exil, avec une histoire, une mémoire, un chemin, un récit, une expérience à partager dont les récits religieux ou littéraires des pays d’accueil ont façonné les cadres et les mémoires familiales recueilli les traces.
Le terme « migrant » n’est pas abandonné dans ces pages afin d’affirmer un lien dialectique avec « exilé » et puisqu’il est celui employé par l’opinion publique et par la prose journalistique pour désigner les arrivants irréguliers en Europe, celles et ceux vivant le drame de l’exil de masse contemporain. En outre, il s’attache encore à la notion d’exil une connotation élitiste comme si elle ne concernait qu’une minorité somme toute privilégiée (des personnalités artistiques ou politiques), ce qui la rend préjudiciable à notre usage.
« L’exilé » s’inscrit dans une tradition culturelle connue et positivement valorisée en Europe au point qu’une aura de respect s’attache à sa figure, une noblesse – indépendamment du fait que de nombreux aristocrates ont fui les révolutions car, symétriquement, de nombreux révolutionnaires roturiers ont dû choisir l’exil. À ce titre, le migrant doit d’abord être reconnu comme un exilé. En outre l’usage de ce dernier terme pour désigner les migrants irréguliers aide à spécifier cette migration autrement que par son irrégularité.
La transmissibilité de l’exil
La pérennité de l’asile résonne avec la transmissibilité de l’expérience exilique. Là où le migrant porte une identité destinée à disparaître après l’intégration ou l’assimilation, l’exilé conserve la sienne quelle que soit l’issue du parcours car il garde mémoire de l’avant qu’il fait dialoguer avec le présent pour le transmettre aux générations à venir et féconder le futur.
La migration réclame des chiffres, l’exil exige des mots ; la migration consiste en un trajet, l’exil dans le récit du trajet. L’entendre redonne un vécu au migrant, riche et pluriel, apte à guider le vivre-ensemble malaisé des sociétés contemporaines. Car même lorsque l’itinéraire migratoire est reconnu, le discours citoyen insiste sur le point d’arrivée, le discours communautariste sur le point de départ.
Or, l’expérience exilique conjoint les deux, dans une dynamique de multi – appartenance qui vient redonner souffle aux mécanismes de cohésion interne, ce dont ont vitalement besoin les nations européennes autant que la communauté les rassemblant, tant elles sont toutes en panne d’idéaux unificateurs, mis à part les populismes de tout bord.
Dire que le migrant est d’abord un exilé, c’est passer de la stricte question migratoire à la condition exilique et initier un changement qui compte stratégiquement car il permet, élargissant considérablement l’angle de vue, de fonder conceptuellement la possibilité d’un droit d’exil inhérent à cette condition. Une condition exilique, de même qu’on a pu traiter d’une condition humaine, d’une condition féminine, d’une condition noire, d’une condition juive, même si ces exemples peuvent sembler suspects en nos temps de déconstruction identitaire généralisée.
On habite le monde, le monde nous habite
Si les conditions de ces « conditions » sont évidemment historiques, variées et variables, brisant ainsi toute prétention d’essentialisation, les identifier et les désigner permet de les considérer comme des aspects de l’« humaine condition » qui, de Montaigne à Hannah Arendt, a inspiré les luttes d’émancipation en sollicitant la conscience née d’une appartenance commune.
L’expérience exilique module et traduit à la fois la condition humaine comme l’interprètent à leur façon la condition noire ou la condition féminine, nuances du prisme aux multiples facettes qu’est le vivre-humain. L’exil ou la mort car seul l’exilé meurt – le migrant et le réfugié n’ont que des existences de (sans-)papier. Ne pas accueillir l’arrivant par devoir moral ou politique ou par intérêt mais parce que nous partageons une même condition de vivant, un même habitat sur terre. Un lieu ne garantit pas plus une appartenance qu’une identité – on habite le monde, le monde nous habite : « Casa mia, casa tua » disent les Italiens, « Casa nostra, casa vostra », disent les Espagnols.
Célébrer l’exil en tant que forme de vie – selon l’expression de Ludwig Wittgenstein qui, de Vienne à Londres, pratiquait la philosophie comme un exil loin de toute certitude – amène à regarder différemment le monde qui nous entoure. Si l’exil, au-delà de sa définition géographique ou politique, désigne d’une manière générale, l’absence d’un chez-soi permanent et protecteur, toute personne privée d’un tel droit fondamental peut être considérée en exil : en dehors d’un pays, en dehors d’un tissu communautaire, en dehors d’une norme sociale. Habiter l’incertain résume l’expérience de la migration en y intégrant celles de la précarité urbaine, de l’internement psychiatrique, de la prison, de la prostitution, de la maladie ou du handicap.
Ce sont là des exils de proximité qui devraient éveiller la sensibilité aux migrations venues de loin. L’entendre et le comprendre veille à l’exercice d’une démocratie qui ne connaît de frontières, internes ou externes, que pour savoir, lorsqu’il le faut, les ouvrir et accueillir l’autre.
L’auteur est titulaire de la chaire Exil et Migrations à la FMSH.
Bonnes feuilles : « Droit d’exil. Pour une politisation de la question migratoire »
Dans son ouvrage « Droit d’exil. Pour une politisation de la question migratoire » récemment paru aux Éditions MIX, le chercheur Alexis Nouss s’interroge sur la notion même d’exil et plaide pour la reconnaissance politique de la figure du migrant. Extraits choisis.
Le migrant d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier, travailleur algérien ou immigré polonais. Il n’est pas que migrant, agent d’un processus global, il est aussi exilé, acteur de son histoire et de la nôtre. Comme pour tout processus de connaissance, nommer précisément les choses constitue une étape initiale indispensable. Or, une crise de la nomination est venue animer un débat terminologique sur la désignation des migrants qui arrivent en Europe – à ne plus nommer ainsi : cessons de les nommer migrants, ce sont des réfugiés.
Le raisonnement veut que les migrants quittent leur lieu de naissance ou de résidence pour trouver de meilleures conditions de vie et que, par conséquent, nommer tous ceux qui arrivent aujourd’hui en Europe des « migrants » gomme la guerre, l’oppression, la persécution qui ont fait fuir ceux qui ont droit à l’asile et au statut de réfugié. L’argument, de plus, se renforce lorsque la France, par exemple, veut accepter les réfugiés (politiques) et rejeter les migrants (économiques).
Unis par la détresse, les réfugiés seraient tous ceux qui ont fui les conditions d’une vie impossible et ce départ involontaire fait partie de leur identité. À ce titre, qu’ils fuient la guerre ou la misère importe peu, distinction proscrite au demeurant par la Convention de Genève de 1951. Loin d’une lâcheté, leur fuite affirme la noblesse humaine qu’ils n’acceptent pas de voir niée en eux. S’ils fuient afin de vivre, leur refuser l’asile, même sous la forme d’une simple dénomination, équivaut à adopter une complicité passive avec ceux qui les ont poussé à la fuite. Être réfugié signifie d’abord être lorsqu’un sujet fuit la menace du non-être. L’exil ou la mort. […]
Quand le migrant cesse de migrer
Pour commencer, il est bon de soumettre les deux termes à la logique grammaticale. Migrant : participe présent du verbe « migrer ». Le migrant migre, le participe présent désignant en français une action en train de se faire et l’agent de cette action. Quand le migrant cesse de migrer, quand il est arrivé, il n’est donc plus (un) migrant. Qu’est-il donc ? Réfugié : vient du latin fugere, qui signifie « fuir », le préfixe re – indiquant non la répétition mais l’intensité. Un réfugié fuit.
Quand le réfugié cesse de fuir, quand il est arrivé, il n’est donc plus (un) réfugié. Qu’est-il donc ?
La rigueur terminologique prend le relais. Elle nous rappelle que la famille « migrante » appartient au vocabulaire animalier : les oiseaux ou les poissons migrent par instinct sans pouvoir s’y soustraire alors que les humains s’exilent en ce que, même soumis à la nécessité du départ, ils peuvent en bâtir un projet et transformer leur condition en conscience. En outre, les termes connexes (émigrants, immigrants, émigrés, immigrés) fleurent les décennies de l’après-guerre en Europe où l’idéologie du progrès et de la reconstruction demandait de la main-d’œuvre, « années-bonheur » dissipées aux vents de crises économiques successives.
Quant à l’emploi de « refugié », il relaie une erreur de catégorisation juridique et une approximation lexicale puisque la langue du droit n’utilise le terme et n’octroie le statut que lorsque l’asile a été administrativement accordé. De surcroît, l’appellation reconnaît à l’arrivant un destin mais qui ne dépend pas de lui car celui qui nomme (ou non) le réfugié en décidant de son statut se trouve sur un seuil, investi du pouvoir d’ouvrir ou non la porte. Un privilège qui sert à pleinement fonder l’hospitalité (« je t’accueille car tu viens ») autant que son refus (« je ne t’accueille pas car tu viens me tuer »).
Le « demandeur »
Autre prétendant lexical, le « demandeur d’asile ». Encore faut-il que la demande soit faite, c’est-à-dire que les conditions qui permettent de la déposer soient réunies, un encouragement qu’en France sont loin de dispenser les autorités. Si la position de demandeur crée de facto et d’une façon générale une asymétrie qui place les uns en position de pouvoir et les autres de soumission, la notion d’asile, elle, appelle à être examinée dans sa dimension temporelle.
On demande le refuge ou l’asile comme on donne le refuge ou l’asile mais cela ne suffit pas pour poser l’équivalence entre les deux notions. Puisque refuge sous-entend une fuite, il souligne une action en mettant l’accent sur la destination, en l’occurrence le dispositif qui donnera refuge et il suppose un terme éventuel à cette action, la valeur d’un refuge prenant sens devant l’imminence d’un danger et le perd lorsque le péril est écarté.
Ce qui éclaire des mesures telles que, en France, la « protection subsidiaire » et, au niveau européen, la « protection immédiate et temporaire », statuts de substitution lorsque les conditions pour l’octroi du statut de réfugié ne sont pas réunies. Celui-ci, d’ailleurs, n’est pas inamovible car il peut être révoqué ou on peut y renoncer.
L’asile, espace préservé
Asile, par contre, dont le sens étymologique renvoie à un espace préservé du pillage, implique un lieu et induit une idée de permanence. L’asile offre de reconstruire une vie, le refuge la protège provisoirement. Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo évoque les villes françaises qui, depuis le Moyen-Âge jusqu’au XVIe siècle, intégraient des « lieux d’asile » considérés comme « des espèces d’îles qui s’élevaient au-dessus du niveau de la justice humaine » et qu’il détaille :
« Les palais du roi, les hôtels des princes, les églises surtout avaient droit d’asile ».
Au grand bonheur (hélas provisoire) d’Esmeralda, c’est le lieu – cathédrale qui possédait et exerçait le droit d’asile auquel avait accès l’individu le choisissant. Dans certains états américains, cette tradition de l’asile dans les lieux de culte est perpétuée. On se souvient aussi de l’Église Saint-Bernard à Paris en 1996 dont l’évacuation anticipa les violences policières ultérieures à l’endroit des migrants.
Un mélange de droit du sol et du droit de la personne, en somme, moins arbitraire en cela que le droit d’asile tel qu’administré aujourd’hui sous les auspices de l’OFPRA, du CNDA et du ministère de l’Intérieur. Ce qui est d’autant plus inacceptable que ce droit appartient au registre démocratique fondamental. Alors qu’il souffrait de ne pas le recevoir du gouvernement allemand de 1930, Trotsky y voyait une contradiction car il considérait le droit d’asile comme un principe essentiel de la démocratie :
« L’utilisation du droit d’asile, en principe, ne se distingue nullement de l’utilisation du droit de vote, des droits de liberté de la presse, de réunions, etc. »
Ni migrant, ni réfugié, alors qui est-il ?
Ni migrant, ni réfugié, qu’est-il alors, celui qui vient et demande asile ? Toute la question. Migrants ou réfugiés : les termes, supposés qualifier les individus visés, servent surtout à les agglomérer en une masse anonyme.
Les nommer « exilés » les sort d’une telle opacité et affirme que le migrant est un sujet, un sujet en exil, avec une histoire, une mémoire, un chemin, un récit, une expérience à partager dont les récits religieux ou littéraires des pays d’accueil ont façonné les cadres et les mémoires familiales recueilli les traces.
Le terme « migrant » n’est pas abandonné dans ces pages afin d’affirmer un lien dialectique avec « exilé » et puisqu’il est celui employé par l’opinion publique et par la prose journalistique pour désigner les arrivants irréguliers en Europe, celles et ceux vivant le drame de l’exil de masse contemporain. En outre, il s’attache encore à la notion d’exil une connotation élitiste comme si elle ne concernait qu’une minorité somme toute privilégiée (des personnalités artistiques ou politiques), ce qui la rend préjudiciable à notre usage.
« L’exilé » s’inscrit dans une tradition culturelle connue et positivement valorisée en Europe au point qu’une aura de respect s’attache à sa figure, une noblesse – indépendamment du fait que de nombreux aristocrates ont fui les révolutions car, symétriquement, de nombreux révolutionnaires roturiers ont dû choisir l’exil. À ce titre, le migrant doit d’abord être reconnu comme un exilé. En outre l’usage de ce dernier terme pour désigner les migrants irréguliers aide à spécifier cette migration autrement que par son irrégularité.
La transmissibilité de l’exil
La pérennité de l’asile résonne avec la transmissibilité de l’expérience exilique. Là où le migrant porte une identité destinée à disparaître après l’intégration ou l’assimilation, l’exilé conserve la sienne quelle que soit l’issue du parcours car il garde mémoire de l’avant qu’il fait dialoguer avec le présent pour le transmettre aux générations à venir et féconder le futur.
La migration réclame des chiffres, l’exil exige des mots ; la migration consiste en un trajet, l’exil dans le récit du trajet. L’entendre redonne un vécu au migrant, riche et pluriel, apte à guider le vivre-ensemble malaisé des sociétés contemporaines. Car même lorsque l’itinéraire migratoire est reconnu, le discours citoyen insiste sur le point d’arrivée, le discours communautariste sur le point de départ.
Or, l’expérience exilique conjoint les deux, dans une dynamique de multi – appartenance qui vient redonner souffle aux mécanismes de cohésion interne, ce dont ont vitalement besoin les nations européennes autant que la communauté les rassemblant, tant elles sont toutes en panne d’idéaux unificateurs, mis à part les populismes de tout bord.
Dire que le migrant est d’abord un exilé, c’est passer de la stricte question migratoire à la condition exilique et initier un changement qui compte stratégiquement car il permet, élargissant considérablement l’angle de vue, de fonder conceptuellement la possibilité d’un droit d’exil inhérent à cette condition. Une condition exilique, de même qu’on a pu traiter d’une condition humaine, d’une condition féminine, d’une condition noire, d’une condition juive, même si ces exemples peuvent sembler suspects en nos temps de déconstruction identitaire généralisée.
On habite le monde, le monde nous habite
Si les conditions de ces « conditions » sont évidemment historiques, variées et variables, brisant ainsi toute prétention d’essentialisation, les identifier et les désigner permet de les considérer comme des aspects de l’« humaine condition » qui, de Montaigne à Hannah Arendt, a inspiré les luttes d’émancipation en sollicitant la conscience née d’une appartenance commune.
L’expérience exilique module et traduit à la fois la condition humaine comme l’interprètent à leur façon la condition noire ou la condition féminine, nuances du prisme aux multiples facettes qu’est le vivre-humain. L’exil ou la mort car seul l’exilé meurt – le migrant et le réfugié n’ont que des existences de (sans-)papier. Ne pas accueillir l’arrivant par devoir moral ou politique ou par intérêt mais parce que nous partageons une même condition de vivant, un même habitat sur terre. Un lieu ne garantit pas plus une appartenance qu’une identité – on habite le monde, le monde nous habite : « Casa mia, casa tua » disent les Italiens, « Casa nostra, casa vostra », disent les Espagnols.
Célébrer l’exil en tant que forme de vie – selon l’expression de Ludwig Wittgenstein qui, de Vienne à Londres, pratiquait la philosophie comme un exil loin de toute certitude – amène à regarder différemment le monde qui nous entoure. Si l’exil, au-delà de sa définition géographique ou politique, désigne d’une manière générale, l’absence d’un chez-soi permanent et protecteur, toute personne privée d’un tel droit fondamental peut être considérée en exil : en dehors d’un pays, en dehors d’un tissu communautaire, en dehors d’une norme sociale. Habiter l’incertain résume l’expérience de la migration en y intégrant celles de la précarité urbaine, de l’internement psychiatrique, de la prison, de la prostitution, de la maladie ou du handicap.
Ce sont là des exils de proximité qui devraient éveiller la sensibilité aux migrations venues de loin. L’entendre et le comprendre veille à l’exercice d’une démocratie qui ne connaît de frontières, internes ou externes, que pour savoir, lorsqu’il le faut, les ouvrir et accueillir l’autre.
L’auteur est titulaire de la chaire Exil et Migrations à la FMSH.