Ces inondations ne doivent pas être considérées comme un phénomène exceptionnel. François Gemenne, chercheur du Giec, appelle les politiques à s’adapter aux impacts du changement climatique dès maintenant.
next
Entretien
Alors que les eaux se retirent, que les maisons se vident de leur substance, l’heure est déjà de faire le bilan. Non pas pour que de tels événements ne se reproduisent plus, mais pour que les dégâts ne soient plus aussi dommageables sur le plan humain et matériel. François Gemenne, spécialiste des migrations climatiques et enseignant à l’université de Liège et Science Po, en est certain : « Ce que nous considérions jadis comme des choses exceptionnelles va devenir la nouvelle normalité. Il va donc falloir s’y adapter. » En vidant la population des zones à risques ? Pourquoi pas…
Vous êtes originaire de Liège. Vous connaissez bien la région. Pouvait-on s’attendre à une telle catastrophe ?
Nous aurions dû… Tout le monde a été surpris par l’ampleur de la catastrophe, mais notre surprise vient largement du fait que nous imaginons que les événements climatiques extrêmes se produisent ailleurs que chez nous, que c’est un truc des pays du sud ou qui se produira dans un futur lointain. On regarde ces événements comme nous regardions le coronavirus lorsqu’il était encore en Chine. Or, on sait bien que le changement climatique va rendre ces événements climatiques à la fois plus fréquents et plus violents.
Peut-on encore parler d’événements « exceptionnels » ?
Non. Je me méfie de ceux qui disent qu’il s’agit d’une crue centenaire. Ce que nous considérions jadis comme des choses exceptionnelles va devenir la nouvelle normalité. Il va donc falloir s’y adapter. Les événements de ces dernières semaines ne sont pas à voir isolément les uns des autres. Les inondations tout comme le dôme de chaleur au Canada font partie d’un même continuum. Le changement climatique va accentuer les vagues de chaleur extrêmes et les précipitations intenses. Ce sont les deux faces d’une même pièce.
Pour vous c’est clair, le changement climatique est LE responsable ?
Cette question fait l’objet d’une controverse en Belgique. En l’état actuel de la science, il est très difficile d’attribuer un événement précis au changement climatique. Pour ça, il faut faire une étude d’attribution, ce qui j’imagine sera fait dans les prochains mois. Cette science de l’attribution progresse rapidement. Dernièrement, on a pu établir avec quasi-certitude que la probabilité de l’occurrence de la grande vague de chaleur en Sibérie – il y a 6 ou 9 mois lorsque les températures dépassaient 35 degrés – était 676 fois plus grande avec le changement climatique. Donc aujourd’hui, non, on ne peut pas dire que cette inondation est le résultat du changement climatique. Par contre, ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a une très forte corrélation entre le changement climatique et ces événements extrêmes. C’est la même chose pour le tabagisme et le cancer du poumon. On sait qu’il y a une très forte corrélation entre le tabagisme et le développement du cancer du poumon. Il y a pourtant des gens qui développent ce cancer sans jamais avoir fumé une seule cigarette de leur vie.
Il n’y a pas que le réchauffement climatique : urbanisation croissante, aménagement du territoire…
Des facteurs non climatiques expliquent aussi l’ampleur de ces inondations. D’abord, il y a le fait que les sols étaient gorgés d’eau à la suite de précipitations antérieures et qu’ils avaient, par conséquent, une moins grande capacité d’absorption. Et il y a surtout, un phénomène d’artificialisation des sols, d’étalement urbain ; les sols deviennent de plus en plus imperméables et sont moins capables d’absorber des précipitations intenses. Les plans d’urbanisme doivent être revus à l’aube des changements climatiques. Par ailleurs, au-delà des inondations et du contexte européen, une grande question qui doit se poser, c’est la question de l’habitabilité : quelles sont les zones qui vont être sûres demain ? Ces zones ne sont pas celles d’hier. L’enjeu est de repenser la distribution géographique de la population.
Ça signifie relocaliser des populations entières ?
C’est ce que font déjà toute une série de pays du sud. Le Vietnam, par exemple, a mis en place un plan depuis une dizaine d’années qui s’appelle Living with flood (Vivre avec les inondations en français) et qui vise à déplacer, manu militari, des villages du Delta du Mékong vers les collines avoisinantes de manière à réduire le risque d’inondation pour ces populations. En 2019, le gouvernement indonésien a pris la décision de déplacer Djakarta de l’île de Java vers l’île de Bornéo parce qu’il craignait le risque de submersion permanente. En Europe, on n’est pas dans cette logique de relocalisation. Je pense qu’il faudra immanquablement y arriver.
Les sinistrés sont-ils prêts à quitter leur région suite à un tel événement ?
Non, la plupart des gens sont attachés à l’endroit où ils habitent. A cet égard, l’exemple de la tempête Xynthia qui a ravagé la France est tout à fait intéressant. Le gouvernement avait tenté de relocaliser les populations. Il leur avait proposé des conditions financières très intéressantes pour le rachat de leur maison et de leur terrain, et malgré ça, les gens n’ont pas voulu bouger. D’où l’intérêt de l’anticiper au maximum. Si vous arrachez quelqu’un de sa maison maintenant, il va forcément y avoir des résistances et un traumatisme. Par contre, si vous dites que les enfants de cette personne ne pourront plus y habiter, vous vous donnez davantage de chances de réussir. D’expérience, pour avoir accompagné pas mal de gouvernements dans ce processus, il faut impliquer au maximum la population.
La responsabilité du monde politique est-elle engagée ?
Il y a certainement une responsabilité politique isolée qui doit être pointée du doigt. On ne peut plus avoir des bourgmestres qui délivrent des permis de bâtir en zone inondable. Les déclarations à la légère de certains bourgmestres peuvent d’ailleurs avoir des conséquences criminelles. Le bilan le dira. A côté de ça, il existe une responsabilité politique qui est très déliée et qui touche l’ensemble des autorités des pays industrialisés. Une sorte de défaut de prévoyance en ce qui concerne l’adaptation aux changements climatiques. Si chacun peut faire un effort pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, l’adaptation aux conséquences du changement climatique doit venir des pouvoirs publics. Les petits gestes individuels ne suffisent pas, il faut une impulsion politique.