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« En déléguant le contrôle de ses frontières à des pays voisins, l’Europe encourage le “chantage migratoire” »

Le Monde  30-31 mai 2020     Philippe Bernard

L’immigration constitue l’arme ultime des pays du Sud, « un atout entre les mains des faibles pour faire pression sur les puissants ». L’UE doit imaginer des mécanismes de régulation pour ne pas être à la merci d’Etats sans grand scrupule, souligne Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde », dans sa chronique.

Chronique. Derrière chaque immigré, il y a un émigré dont les origines bousculent l’ordre national du pays d’accueil. En s’exilant, aucun être humain ne fait une croix sur sa vie passée, a analysé subtilement le sociologue Abdelmalek Sayad dans La Double Absence (Seuil, 1999). A l’échelle collective, les migrations ne concernent pas seulement les pays de destination ; elles sont avant tout une réalité internationale mettant en jeu des rapports de force géopolitiques.

Le Maroc, en ouvrant soudainement sa frontière avec l’enclave espagnole de Ceuta, lundi 17 mai, laissant filer vers l’Union européenne (UE) quelque 8 000 de ses ressortissants, souvent très jeunes, pour faire pression sur Madrid à propos du Sahara occidental, a mis en lumière cette réalité trop souvent occultée : l’immigration constitue l’arme ultime des pays du Sud, un atout entre les mains des faibles pour faire pression sur les puissants. Non seulement les hommes peuvent être chassés de chez eux par les guerres, les persécutions et la pauvreté, attirés par les lumières des pays nantis, mais ils constituent autant de pièces sur l’immense échiquier des relations diplomatiques.
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Cette réalité n’est pas nouvelle. En 1980, Fidel Castro avait mis dans l’embarras le président américain Jimmy Carter en ouvrant les vannes de l’émigration au port de Mariel, provoquant un afflux incontrôlé de migrants, parmi lesquels de nombreux délinquants libérés de prison pour l’occasion par les autorités. Et, depuis plusieurs décennies, la pression migratoire des pays latino-américains constitue un enjeu central des relations entre le Mexique et les Etats-Unis et de la vie politique américaine.
Rôle de gendarme

En Europe, le « chantage migratoire » a pris une dimension courante avec la construction de l’espace Schengen, où la libre circulation a pour corollaire le contrôle strict des frontières extérieures. Depuis les années 1990, la politique européenne d’« externalisation » a consisté à reporter ce contrôle sur les pays voisins, singulièrement ceux du Maghreb et, plus récemment, la Turquie. L’Union européenne sous-traite aux Etats qui la bordent la charge d’empêcher l’entrée de migrants illégaux. En contrepartie, elle finance des installations de surveillance, des centres de rétention et de garde-côtes, elle octroie des facilités en matière de visas pour les ressortissants des pays en question, exige la signature d’accords les obligeant à réadmettre les illégaux et le durcissement de leur législation sur l’immigration.
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Sous la pression de l’UE, plusieurs Etats africains ont été amenés à considérer comme un délit le fait de quitter leur sol. Le « droit de quitter tout pays y compris le sien », considéré comme fondamental du temps où l’URSS le bafouait, n’a pas résisté au rapport de force inégal entre l’Afrique et l’Union européenne. Il est pourtant inscrit à l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Alors que l’UE incite de fait à le relativiser, ce droit est aussi consacré par la Convention européenne des droits de l’homme.

Ainsi, en déléguant le contrôle de ses frontières, l’Europe encourage-t-elle l’exercice de ce « chantage migratoire » qui la vise. Des hommes forts au pouvoir aux abords de l’UE ont su et savent user et abuser du pouvoir que leur donne ce rôle de gendarme. Mouammar Kadhafi a longtemps excellé à ce jeu tragique, bloquant l’embarquement de migrants des côtes libyennes ou, au contraire, encourageant des départs massifs, selon l’état de ses relations avec l’UE, en particulier l’Italie. En 2010, un an avant sa chute, le dictateur libyen avait réclamé « au moins 5 milliards d’euros par an » à l’UE pour « éviter une Europe noire ».

En mars 2020, le président turc, Recep Tayyip ­Erdogan, a manipulé les migrants en prétendant que la frontière de l’UE était ouverte, afin d’obtenir la renégociation de l’accord de 2016 aux termes duquel Ankara s’engageait à barrer la route de l’Europe aux réfugiés syriens, moyennant 6 milliards d’euros.
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En refusant de délivrer les « laissez-passer consulaires » indispensables au retour des migrants illégaux reconduits à la frontière, les pays d’origine disposent d’un autre levier. Ce refus de réadmettre les sans-papiers est l’une des principales raisons pour lesquelles seules 30 % des décisions de reconduite prises dans l’Union sont exécutées. La coopération en matière de renseignement antiterroriste est une autre monnaie d’échange.
Victimes des persécutions et du cynisme

Le grand marchandage des migrations ne fait que commencer. Les pays du pourtour de la Méditerranée en connaissent les effets potentiellement délétères sur les sociétés européennes (raidissement des opinions, montée de l’extrême droite) et sur l’UE elle-même, amenée à malmener ses propres principes. Les tensions économiques et sociales exacerbées par le Covid-19 alliées aux faibles contrepoids démocratiques expliquent pourquoi un pays comme le Maroc, à l’instar d’Etats subsahariens, peut inciter sa jeunesse à risquer sa vie en Méditerranée.

Si l’Europe veut éviter de se trouver à la merci des politiques de certains Etats sans grand scrupule, elle doit imaginer des mécanismes permanents et solidaires de régulation des migrations qui lui permettent de rester fidèle à sa tradition d’ouverture et d’asile. Inquiétante à cet égard apparaît la grande panne du « pacte pour l’immigration » présenté comme un compromis acceptable par les Vingt-Sept. A la fois forteresse et incapable de gérer de façon cohérente les entrées comme les sorties, l’UE est enferrée dans une impasse migratoire.

Si les migrants représentent une richesse sur bien des plans, ce sont aussi des enjeux diplomatiques. Une politique humaine à leur égard ne peut ignorer qu’ils peuvent être victimes non seulement de persécutions et de la pauvreté, mais aussi du cynisme et du mépris des dirigeants de leur pays ou de ceux qu’ils traversent.

Philippe Bernard

Mapping key migrant-led organisations across the EU

Migrant participation has been increasingly hailed as a prerequisite to meaningful policymaking and implementation in the field of integration. Notably, the new Action Plan on Integration and Inclusion, published by the European Commission (EC) to promote integration across the EU in the 2021-2027 period, specifically urges to step-up the participation of migrants in all stages of the integration process. With this scope, the Commission launched at the end of 2020 an Expert Group on the view of migrants to directly hear from third-country nationals (TCNs) in the conception and implementation of asylum, migration and integration policies.

With close to 34 million EU residents born outside the EU (Eurostat, Population data 2019) and large historic diasporas across the EU countries, ensuring migrant participation and representation should be an easy task. Yet, little is actually known about how migrants are able to associate across the different EU countries. What types of structures do they organise through in the different EU regions? Are migrants even able to form their own associations? What activities do they engage in on a national and local level, and are there any successes that can be traced back to them?

With this analysis, EWSI provides a glimpse into some of the most active – and, where possible, policy-relevant – migrant-led structures in the 27 EU countries (EU-27). The analysis is exploratory in nature, as the list of migrant-led structures is not exhaustive but focused on prominent examples identified by our network through desk research.

The report here

Webinaire : Migration et Santé Mentale

Webinaire Médecins Sans Frontières Jeudi 20 mai 2021 à 18h30 – en ligne

Migration et santé mentale – Modalités thérapeutiques de prise en charge des principales sources de troubles mentaux dans les populations migrantes

Intervenants

  • Docteur Al Chaabani Souheil, psychiatre et ethno-thérapeute et professeur d’ethnopsychiatrie à la HEPL (Haute-école de la Province de Liège)
  • Mme Maïssa Al Chaabani, psychologue clinicienne et transculturelle
  • Mme Wilma van den Boogaard, Operational Research Advisor LuxOR (Unité de recherche opérationnelle à Luxembourg)

Modération

  • Roger Martinez-Dolz, directeur général de Médecins Sans Frontières à Luxembourg.

Programme

Au cours de ce webinar, vous en apprendrez plus sur :

  • Les principales sources de désordre mental dans les populations migrantes et exilées
  • Les motivations et les trajectoires de l’exil et du déplacement
  • Les modalités de prise en charge, comme les situations transculturelles par exemple
  • Le tout sera illustré par des exemples de prise en charge par MSF au travers de traumatismes sur les chemins et dans les pays transitoires.

En fin de webinar, vous aurez l’opportunité d’échanger avec les intervenants et d’en apprendre plus sur la prise en charge des patients.

Informations & inscriptions : cliquez ici https://msf.lu/fr/actualites/au-luxembourg/webinar-migration-et-sante-mentale

Hariko, «une maison ouverte à tout le monde»

Le Quotidien 3 mai 2021

Ces deux projections m’ont un peu bouleversée… » Marianne Donven ne cache pas une certaine émotion en évoquant Hariko et le documentaire intitulé Hariko Monument – une histoire d’art et d’inclusion , réalisé par Laetitia Martin et projeté mercredi et jeudi derniers au Kinepolis Kirchberg. « Certains spectateurs avaient les larmes aux yeux , confiet-elle. Certains n’avaient pas compris tout ce qu’on faisait à Hariko. Et d’autres nous ont demandé pourquoi un tel lieu n’existe plus en Ville »
En septembre 2015, bâtiment du 1 Dernier Sol à Luxembourg-Bonnevoie – qui abritait auparavant Sogel – reprend vie en accueillant le projet Hariko. Le «Gramsci Monument» réalisé par l’artiste suisse Thomas Hirschhorn dans le Bronx en 2013 est la principale source d’inspiration du projet Hariko, porté par Marianne Donven et la Croix-Rouge luxembourgeoise. La philosophie est simple : rendre l’art accessible à tout le monde. Hariko consiste à créer un lieu de création artistique, de réflexions et d’échanges. À travers des ateliers animés par des artistes, il offre un accès à diverses formes d’expression artistique à des jeunes âgés de 12 à 26 ans issus de milieux défavorisés, ainsi qu’à des jeunes attirés par le projet. Peintres, graffeurs, illustrateurs, danseurs…, au total une trentaine d’artistes – comme Sumo, Sophie, Medawar, Stick, Lucie Majerus, Victor Tricar, etc. – prennent part au projet dès le début et mènent des ateliers à destination des jeunes. Très vite Hariko compte plusieurs centaines de membres. « C’est une maison ouverte à tout le monde », rappelle Marianne Donven.


Pendant deux ans, Laetitia Martin a filmé la vie du Hariko de Bonnevoie pour en faire un documentaire.


Le Hariko offrait, à Bonnevoie, un accès à diverses formes d’expression artistique à des jeunes âgés de 12 à 26 ans.

Au cours de l’année 2016, Laetitia Martin découvre Hariko. « À ce moment, je veux réaliser un pilote sur Sophie Medawar (NDLR: artiste plasticienne) dans le cadre d’un pilote sur des artistes féminines européennes , raconte la réalisatrice. Elle a son atelier à Hariko. Et là, j’arrive dans ce lieu… Un lieu authentique où on agit, un lieu qui permet de trouver le meilleur des gens. Un lieu qui remplit un rôle d’inclusion dans la société luxembourgeoise. À chaque fois, j’ai envie d’y retourner. »

«L’art par l’inclusion ou l’inclusion par l’art»
L’idée d’un documentaire s’impose très vite à Laetitia Martin. Elle pose sa caméra à Hariko et y filme la vie du lieu : « J’ai 1 000 heures de rushes… » « Des passerelles sociales se sont créées au Hariko , estime la réalisatrice. Hariko c’est l’art par l’inclusion ou l’inclusion par l’art. Les jeunes ont pu découvrir et connaître d’autres codes. Il y a eu des projets ambitieux qui ont été réalisés comme des pièces de théâtre ou des spectacles de danse. Il y a eu des vrais échanges entre les artistes et les jeunes de tous les horizons. J’ai aussi constaté que l’art pouvait entrer dans la vie et aussi être une question de survie. »
Au fil des ans, Hariko est un peu devenu « une maison de la cohésion sociale, un lieu de rencontres et d’échanges entre les jeunes qui arrivent et ceux qui sont déjà là, souligne Marianne Donven. L’art se prête bien à créer un espace de rencontre pour les gens de tous les horizons ».
Mais l’une de ses caractéristiques dans l’acte de naissance de Hariko était son côté éphémère. Au départ, le bâtiment était laissé à disposition pendant un an. Mais de prolongation en prolongation de la mise à disposition du bâtiment, Hariko est resté à Bonnevoie jusqu’à la fin de l’année 2018. Et Laetitia Martin aussi. « Dès le départ, ma volonté était de rester jusqu’à la fin. » Et la réalisatrice a tout capté de ces derniers moments…. Après les deux projections de la semaine dernière au Kinepolis du Kirchberg, le documentaire Hariko Monument – une histoire d’art et d’inclusion (82 minutes) pourrait être prochainement projeté ailleurs dans le pays voire dans des écoles et peut-être ailleurs : « Le documentaire est là pour donner des idées à d’autres en Europe », estime la réalisatrice.
Aujourd’hui le projet Hariko est toujours présent dans le pays à Eschsur-Alzette et à Ettelbruck ( lire encadré ), mais plus à Luxembourg. « La ville est un carrefour , souligne Laetitia Martin. C’est dommage que la capitale se prive d’un tel lieu unique. Un lieu de rendez-vous ouvert et chaleureux. Un lieu où on n’est pas en train de catégoriser ou d’orienter les jeunes. Un lieu de liberté.»