C’est l’hypothèse d’une liste «Pour une Europe migrante et solidaire» aux élections de mai prochain qui les a réunis (lire Libération du 14 novembre). Si, quelques semaines après la naissance de cette idée, ils n’y croient déjà plus vraiment, les sociologues Edgar Morin, 97 ans, et Alain Touraine, 93 ans, restent persuadés que la place que nous faisons aux migrants reste une «question test» posée à une Union sur le déclin. Confrontant leurs analyses politiques à propos d’Emmanuel Macron ou des gilets jaunes, ils esquissent aussi un portrait de la France et du monde, où quelques «oasis» humanistes permettent encore de garder l’espoir d’une planète vivable, sur le plan social comme sur le plan écologique.
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A l’heure de la mondialisation, Alain Touraine a l’habitude de dire que l’étranger n’existe plus. C’est votre avis ?
Edgar Morin : Je voudrais partir de cette croyance qu’il y a des seuils de tolérance, et qu’il faudrait en tenir compte pour les migrants. Cette idée, je crois qu’il faut la soumettre à discussion : est-ce un seuil de tolérance psychique, biologique ou psychologique ? On peut supposer qu’une peuplade d’Indiens d’Amazonie ne peut ni accueillir ni supporter l’arrivée d’un grand nombre d’étrangers. Il suffit même d’un petit nombre de colonisateurs pour la détruire. En revanche, on peut penser que les populations européennes ne sont pas surpeuplées.
Alain Touraine : C’est même le contraire…
E.M. : En Europe, en tout cas, on peut penser qu’il y a encore des espaces inoccupés dans les campagnes, et qu’il n’y a donc aucun problème d’ordre physique ou biologique qui limiterait l’arrivée des migrants. Donc on arrive à cette idée que le seuil est psychologique. A un moment, «on» se sent menacé, saturé, et cela aussi bien par les étrangers qui restent que par ceux qui ne sont que de passage. La question centrale est celle de cette peur de l’arrivée des étrangers. D’autant que, lorsqu’il y a des crises économiques ou de civilisation, les angoisses se cristallisent sur des boucs émissaires devenus responsables de tous les maux, que ce soient les Juifs, les Arabes, les migrants. La question fondamentale devient alors : comment lutter contre cette dérive psychologique ?
A.T. : J’ai une approche assez différente. Je pense que la question qui se pose aujourd’hui à nous est de savoir si l’on accepte une vision d’un monde égalitaire ou bien si nous voulons maintenir notre situation d’ancien dominateur. Cette question, je la pose face à deux catégories, que je mets sur le même plan : les migrants et les femmes. Allons-nous sortir d’un monde où la liberté est limitée, dominé par les hommes blancs, ou bien considérons-nous comme indispensable de rentrer dans un monde entier et pas seulement fait pour nous ? Nous serons dans la modernité quand nous aurons admis que nous y serons tous. Lorsque l’on évoque le trio «liberté, égalité et fraternité», notions auxquelles j’aime ajouter celle de dignité, est-ce que l’on parle bien de la liberté de tous, de la fraternité de tous ? Autrement dit, je suis moins sensible aux thèmes de laisser entrer ou pas un certain nombre de personnes. Je dirais plutôt : effaçons l’immense tache d’une expérience de domination où l’on retrouve la colonisation, l’esclavage, l’infériorité des femmes. Nous ne serons jamais dans un monde normal tant que huit personnes sur dix ne sont pas égales. Avant toute chose, même les problèmes écologiques pourtant cruciaux, notre humanité doit se reconnaître comme une unité, un ensemble d’être égaux et libres.
Cela rejoint la pensée universaliste d’Edgar Morin.
E.M. : Ce que propose Alain est le problème que je me pose depuis des années et qui demeure sans solution. En 1991, en écrivant Terre-patrie, j’ai pris conscience qu’avec la mondialisation, tous les Terriens ont un destin commun avec les mêmes périls, qu’ils soient économiques, écologiques ou politiques. Cela doit entraîner un humanisme régénéré prenant conscience que toute l’humanité est emportée dans une aventure commune. Or, plus il apparaît évident que cette communauté de destins existe, avec la progression des événements mondiaux qui nous concernent tous, moins la conscience se fait. Pourquoi ? Est-ce parce que les angoisses provoquées par la mondialisation conduisent à des replis sur des cultures, des identités religieuses et nationales ? Sûrement. Cette question dramatique a pesé sur toute mon entreprise intellectuelle. Or, je vois depuis trente ans à quel point nous piétinons. La question écologique, qui était un des leviers pour ressentir cette communauté de destins, n’est pas ressentie comme telle. Comment réussirons-nous à renverser les esprits et les consciences ? On a eu l’expérience de la crise des années 30, qui était économique, mais aussi démocratique et presque civilisationnelle, et l’on a vu déjà à ce moment-là arriver le repli nationaliste fermé. Aujourd’hui, le néoautoritarisme nationaliste progresse dans le monde entier. Toutes ces questions sont liées, et Alain, tu as raison d’ajouter la question féminine et celle des séquelles de la colonisation. Les pays décolonisés jusque dans les années 70 ont été recolonisés économiquement. L’émancipation politique n’a pas été suivie d’une démocratisation. Pire, les terres fertiles ont été vendues à des sociétés chinoises, coréennes, etc., qui les exploitent à leur seul profit.
Comment faire pour combattre le repli nationaliste ?
E.M. : Je suis d’accord avec l’idée qu’il faut faire appel à notre sentiment d’identité humaine, qui contient aussi celui de l’altérité. Quel est le critère de la compréhension d’autrui ? C’est de comprendre qu’il est à la fois identique à soi par sa capacité de souffrir, d’aimer, de ressentir, mais aussi différent par son caractère, ses croyances, ses manies, etc. Or, dans la logique binaire technocratique qui nous domine actuellement, nous sommes incapables de le ressentir. C’est soit l’étranger absolu, soit le frère. Nous sommes pourtant tous compatriotes de notre Terre-patrie, et en même temps il y a en chacun des particularités. Il nous faut reconnaître que l’unité humaine et la diversité humaine sont inséparables, et respecter l’une et l’autre.
A.T. : Le modèle rationaliste, démocratique, est directement menacé. Pour la première fois depuis plusieurs centaines d’années, le monde est de plus en plus dominé par des non-démocraties, ce que j’appelle d’un vieux mot, des empires : avec Donald Trump, les Etats-Unis en deviennent un. La Chine également, de même que les pays à pouvoir religieux. Dans ce contexte, la reconnaissance des droits est une donnée fondamentale ; c’est seulement si nous nous considérons tous comme ayant les mêmes droits que nous pouvons déclencher nos mécanismes politiques. Ce que je demande, c’est de se mettre en position de défense citoyenne, car je préfère dire que les problèmes écologiques sont des problèmes qui s’inscrivent dans la défense de la citoyenneté. Il ne faut surtout pas séparer le politique, l’écologique et l’économique, même si je défends une certaine priorité aux problèmes politiques. Pour nous, il s’agit de savoir si l’on fait ou pas l’Europe, seul continent qui représente la démocratie. On ne peut y arriver que si nous donnons la priorité aux thèmes de l’humanité unie. Car soit vous faites du nationalisme xénophobe, comme la Hongrie, la Pologne ou l’Italie, soit vous faites l’Europe.
E.M. : L’Europe – on l’a vu pour la crise de la Grèce et pour celle des migrants – a montré sa cécité, mais aussi son côté réactionnaire. Je dirais que, devant cette régression généralisée, ce ne sont pas seulement les régimes autoritaires qui sont en cause, mais aussi la façon de penser des élites dominantes, fondée sur le calcul économique et sur le profit, cachant les problèmes fondamentaux. Contre cela, il s’agit de créer le maximum d’oasis qui permettent de faire place à nos résistances. Il y a heureusement dans nos pays un bouillonnement associatif, des lieux de fraternité où règne l’idée qu’il n’y a pas d’étrangers, que nous sommes tous frères, comme on l’a vu en Savoie. Ainsi, nous nous préparons à être des points de départ d’une nouvelle progression en même temps que des points de résistance à l’actuelle régression. Mais, contrairement à Alain, je note que les conditions actuelles sont globalement défavorables. Aujourd’hui, le seul homme politique d’esprit humaniste est le maire de Palerme, lorsqu’il a dit qu’il n’y avait pas d’étrangers et qu’il n’y a que des Palermitains. Cela montre à quel point nous sommes isolés, en régression. C’est pourquoi je pense que l’heure est à la résistance à toutes les régressions et barbaries, y compris la barbarie glacée du calcul qui ignore que les humains sont de chair, de sang et d’âme.
A.T. : Le thème des migrants, pour moi, est le thème test. Si vous lâchez sur les migrants, vous lâchez sur tout. En particulier sur l’Europe. En tant que Français, je voudrais obliger le gouvernement à s’engager. Il faut des accords, que cela soit ouvert, dire aussi que nous y avons nos intérêts. Nombre de nos régions ont besoin d’être reindustrialisées, d’autres doivent faire face à une réelle désertification, d’autres encore souffrent d’un manque de services publics. Il ne faut pas oublier que la population française est très peu mondialisée. Nous avons seulement deux villes mondiales en France : Lyon et Paris.
Réindustrialiser des régions périphériques, n’est-ce pas un vœu pieux ? Ne faut-il pas plutôt les accueillir dans les métropoles, là où l’économie est dynamique ?
A.T. : Vous pouvez dire cela en Pologne ou en Allemagne, où l’on manque de travailleurs. En France, c’est différent, et intégrer des migrants chez nous permettra d’intégrer nos territoires à l’économie mondiale.
E.M. : Cela suppose un changement de vision et de voie politiques, et de tirer le meilleur de la mondialisation transculturelle. Plus ça mondialise, plus il faut localiser, protéger les territoires, surtout ceux qui sont en voie de désertification. Il faut une pensée politique nouvelle, qui ne soit pas fondée uniquement sur la concurrence, les économies budgétaires, la baisse du nombre de fonctionnaires et des retraites. Il faut une politique hardie qui ne s’occupe pas seulement de développer les énergies propres, il faut dépolluer les villes, piétonniser les centres, refouler progressivement l’agriculture industrialisée au profit de l’agriculture fermière. Il y faut favoriser les solidarités, ne plus subir les publicités qui suscitent les achats les plus futiles. Il faut un renversement de pensée politique fondamental.
Face à ce vaste programme, pourquoi la question des migrants constitue-t-elle un test ?
E.M. : Il y a toujours eu deux France dans la France. L’une, démocratique et républicaine, a longtemps dominé l’autre, réactionnaire. Il y a des époques où c’est l’inverse. Certes, il n’y a ni Vichy ni Occupation, mais on voit réapparaître cette tendance à la fermeture et à l’hostilité, avec un dépérissement de la culture démocratique, de gauche. Les grandes idées universalistes étaient enseignées par les instituteurs de campagne, les enseignants du secondaire, les écoles du PC qui, en dépit de son stalinisme, apportait une idéologie universaliste. Les socialistes étaient aussi porteurs de ces idées-là. Or, aujourd’hui, il n’y a plus de PC, plus de PS, moins d’instituteurs de campagne. Il faut repartir à zéro.
A.T. : Absolument. Il y a une chose qui est un enjeu important : il y a ou il n’y a pas d’Europe. Et aujourd’hui, il n’y a qu’un homme politique en faveur de l’Europe : Emmanuel Macron.
Sur les migrants, il a pourtant joué un rôle plus qu’ambigu…
A.T. : Tout à fait. Face à la position de l’Italie, il a fait un pas en refusant de fermer les frontières comme le fait Salvini. Mais il a fait preuve d’une modération tout à fait excessive. Pour s’en sortir, il faut que Macron fasse alliance avec les gens qui portent ces valeurs universalistes dont nous parlons, ce que j’appelais le «tous ensemble».
A moins de quatre mois des élections, que peuvent les institutions européennes ?
A.T. : Dans tout ce qui se passe en ce moment, Bruxelles a joué un rôle positif, en freinant les gouvernements italien et hongrois, et en appuyant des pays comme la France.
E.M. : Bruxelles a joué récemment un rôle modérément positif, et dans l’ensemble il a été négatif. Avec les élections au Parlement européen, on risque pour la première fois d’avoir une majorité antieuropéenne. L’Europe est actuellement disloquée, et il faut l’empêcher de se désintégrer totalement.
Après tout, pourquoi ?
E.M. : Elle a permis des échanges humains et culturels entre les nations. Elle a contribué à la grande atténuation des hostilités nationales entre Allemands et Français, du mépris des Français pour les Italiens. Mais ce qui domine aujourd’hui n’est pas le sentiment commun, universel. Jusqu’à présent, toutes les élections européennes se sont faites sur des thèmes locaux, clochemerliens, et pas européens. Et maintenant, cela va se faire sur des thèmes antieuropéens. Nous sommes là aussi en période régressive. Il faut sauver les meubles.
Faut-il investir ces élections européennes à travers une liste centrée sur les migrants ?
A.T. : Il faut être conscient du fait que la défense de l’Europe est aujourd’hui une nécessité. Mais sur les élections européennes, je suis très pessimiste. Il y a quelques semaines, je suis allé à une réunion du projet de liste «Pour une Europe migrante et solidaire». Il y avait peu de monde. Il faut lutter contre le recul, la régression, il faut redonner de la confiance, de la volonté d’agir…
E.M. : Je me suis converti à l’Europe dans les années 70, alors que le continent se purifiait du péché originel de la décolonisation, et parce que l’Europe proposait de se défendre vis-à-vis de la menace soviétique, ce qui m’a semblé important lorsque je suis devenu antistalinien. Mais aujourd’hui, je n’y crois plus, je crois qu’elle est victime de forces de dislocation trop fortes : domination de l’économie financière, tendance aux régimes postdémocratiques et autoritaires. Il faut espérer limiter la casse et voir comment repartir, mais je ne fonde plus d’espoir sur l’Europe. Je crois dans la multiplication des oasis de résistance, liées les unes aux autres par cette idée de fraternité humaine et universelle. Cela existe, un peu partout dans le monde, ce sont nos réserves, ce sont nos bases. Mais malgré cela, on ne voit rien surgir. Si je prends l’exemple des gilets jaunes, il s’agit d’un phénomène difficile à saisir car très complexe, autonome mais aussi parasité à gauche comme à droite.
C’est une oasis d’après vous ?
E.M. : Non, pas encore. C’est un mouvement sans forme, protoplasmique, infra et suprapolitique à l’origine, qui se trouve parasité par des forces politiques réactionnaires et des casseurs qui se croient révolutionnaires. Il se politise lentement dans le chaos, avec des idées qui ne vont pas encore au fond des choses, mais il exprime des souffrances et des angoisses profondes. Comme disait la pancarte d’une vielle dame gilet jaune : nous voulons vivre et pas seulement survivre. Devant sa complexité, les uns ne veulent voir que les aspects positifs, les autres que les aspects négatifs. Même si les gilets jaunes s’effilochent, il en restera des éléments positifs et des résidus négatifs fascistoïdes. Désormais, la France est marquée par cette crise singulière et originale dans la crise générale de la démocratie. Je ne sais pas si le président Macron pourra reconquérir une crédibilité morale, ou plutôt il ne pourra la reconquérir qu’en changeant de voie, ce qu’il appelle «cap». Nous sommes dans une période d’incertitude. Est-ce un tsunami qui se prépare, ou tout repartira-t-il cahin-caha ? Chi lo sa ? [Qui sait ?]
A.T. : J’admets tout ce que dit Edgar, mais j’en tire des conséquences beaucoup plus activistes. Il faut réorganiser tous les sujets de débat autour du thème général de la démocratie. Et défendre une position d’ensemble plutôt qu’un programme ultraminoritaire.
E.M. : Pour moi, l’activisme est dans la résistance, et pas dans l’idée que l’on pourra reconstruire quelque chose dans une perspective proche. Cette résistance qui n’est pas analogue à celle des années d’Occupation, mais c’est aussi une résistance à la barbarie. Il n’y a pas que la barbarie des jihadistes musulmans, certes épouvantable, mais pas unique. Le mépris d’autrui, le fait de laisser crever le migrant, je le dis clairement, c’est une forme de barbarie. Il y a aussi la barbarie intérieure dans la domination du profit et du calcul, où tout est aujourd’hui réduit au PIB, aux taux de croissance, aux statistiques et aux sondages. Il faut renverser absolument la tendance. Je ne suis pas découragé, il faut continuer.
A.T. : Ce qui est capital, c’est de trouver un système d’argumentation, de confiance dans une vision des choses. La seule manière de défendre ce projet très isolé, c’est de dire que la France a besoin, dans tous ses aspects, d’affirmer sa confiance en elle-même.
Que peut-on espérer face à la situation sombre que vous décrivez ?
E.M. : Il y a quelque chose d’intéressant qui pourrait se passer aujourd’hui dans le fait que beaucoup de maires ouvrent des cahiers de doléances. Le 14 juillet 1789, cette explosion de furie apparemment irrationnelle n’a pris son sens que parce qu’il y avait auparavant les Etats généraux, puis une Assemblée constituante. C’était l’époque de la démocratie naissante. Aujourd’hui, nous sommes à l’époque de la démocratie gravement malade. Mais il est évident que si on retourne à quelque chose qui ressemble aux Etats généraux, si ces doléances exprimées dans le désordre le plus total par les représentants autoproclamés des gilets jaunes sont écrites dans les mairies et promulguées dans cette grande consultation nationale, il peut y avoir un réveil. Mais les problèmes de fond ne seront pas posés, je le crains : le pouvoir devenu sans frein des puissances d’argent sur la société et la politique ; corrélativement, les dommages sur la santé des produits de l’agriculture industrialisée ; la nécessité d’une nouvelle voie pour la politique française.
A.T. : C’est trop optimiste. Mais il faut trouver, à partir de l’ébranlement donné par les gilets, un nouvel équilibre pour la défense de la démocratie.
E.M. : Pendant longtemps, j’ai pensé que l’homme intelligent, cultivé, énergique et stratège qu’est Emmanuel Macron saurait transgresser ses croyances économiques fondamentales, comme il avait été capable de transgresser les règles démocratiques quand il s’est lancé dans l’aventure présidentielle. Je doute très fort, mais comme disait Molière, «belle Philis, on désespère, alors qu’on espère toujours».
Eric Favereau , Thibaut Sardier