Pour Jean-Hervé Bradol, de Médecins sans frontières, l’implication massive des Etats dans la gestion des migrants explique que les passeurs ne sont presque jamais arrêtés
De Daniel Cohn-Bendit à Marine Le Pen, en passant par Emmanuel Macron, nombreux sont les -politiques qui dénoncent une prétendue collusion entre les organismes d’aide aux migrants (des humanitaires) et les passeurs (des criminels). Les uns exercent leurs activités en pleine lumière, les autres agiraient dans l’ombre, mais tous s’asso-cieraient pour faire franchir en toute illégalité les frontières.
Passeur est donc un terme qui mérite clarification. Pour ouvrir une frontière à un candidat à l’exil, encore faut-il en avoir le contrôle. Dans ces zones frontalières, disputées et parfois dangereuses, les no man’s land n’existent pas et ceux qui y exercent le pouvoir le font les armes à la main. Qui détient les armes ? Les membres des forces de l’ordre, régulières (douane, gendarmerie, police, armée…) ou irrégulières (milices ou bandes armées pour les pays, comme la Libye, où l’Etat est faible). Nous ne nions pas qu’il existe des artisans du contournement des postes-frontières qui échappent au contrôle des fonctionnaires ou des miliciens. Mais comparée aux centaines de milliers de personnes qui empruntent les ” autoroutes migratoires ” contrôlées par les autorités, cette pratique est marginale.
Comment savons-nous que les passeurs sont le plus souvent des fonctionnaires et non de mystérieux criminels ? Parce que les Médecins sans frontières (MSF) parcourent ces routes de l’exil depuis plus de quarante ans. Dans les situations où il ne nous a pas été possible d’obtenir les autorisations préalables, ces frontières, nous ne les avons jamais franchies seuls. A chaque fois, nous avons formulé notre demande aux représentants locaux des forces de l’ordre. Dans certains cas, nous les avons soudoyés.
En effet, le passage de frontière est une activité pour laquelle il existe un marché. Le plus souvent, des intermédiaires, qualifiés à tort de passeurs, proposent leurs services d’entremetteurs entre les voyageurs et ceux, les véritables passeurs – en grande majorité des fonctionnaires –, qui ont le pouvoir de les laisser poursuivre leur périple. Les services de ces intermédiaires ne sont pas ceux d’un passeur. Ils sont ceux d’un courtier.
N’en déplaise à Matteo Salvini, le ministre italien de l’intérieur, c’est bien la marine italienne qui amène en Italie la majorité des personnes qui traversent la Méditerranée. L’entrée des navires affrétés par les ONG dans les ports des pays riverains de la mer Méditerranée est quant à elle soumise à l’accord des autorités. Et ce sont bien des fonctionnaires italiens qui, à Vintimille et dans les Alpes du Sud, facilitent les départs pour la France.
Mais dans ce domaine, l’exemple le plus frappant est sans conteste celui de l’année 2015, qui a vu la Turquie ouvrir le passage vers l’Europe à près de un million de personnes. Nous avons assisté ensuite à la création de voies de migration de masse pour que ces populations en mouvement puissent arriver dans les Etats disposés à les accueillir. Puis les portes se sont refermées à la suite de décisions prises par les Etats concernés, en commençant par la Turquie, puis les pays de transit des Balkans et, enfin, les Etats constituant les destinations finales. Cette implication massive des fonctionnaires des Etats dans la gestion des vagues de migrations explique que les passeurs ne soient presque jamais arrêtés. Quand un réseau est démantelé, les affaires continuent ou reprennent vite. Les passeurs réels que sont les forces de l’ordre remplacent vite un intermédiaire, un -courtier, par un autre.
Manipulation démagogiqueEn réalité, les passages clandestins -contournant les postes de douane sont rares parce que les Etats qui contrôlent leurs frontières en font un double commerce, économique et politique. Comment pourraient-ils dédaigner les retombées financières qu’une telle activité génère ? Si les soi-disant passeurs touchent des centaines de milliers d’euros, les Etats, eux, brassent des milliards de subventions pour réguler les passages. Ce marché porte un nom : le trafic d’êtres humains. Les bénéfices n’en sont pas uniquement financiers. Et les résultats des élections en Europe montrent que la manipulation démagogique des migrations est devenue un bon moyen d’accéder à la tête de l’Etat.
Les perdants de ces petits jeux de pouvoir sont ceux qui meurent en chemin. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), entre le 1er janvier 2014 et le 30 juillet 2018, on a comptabilisé 11 089 personnes disparues en Méditerranée. Ainsi les pays de départ, de transit et d’installation peuvent-ils optimiser ce qu’ils perçoivent comme les gains que leur participation à l’économie politique de ce trafic d’êtres humains leur octroie.
Jean-Hervé Bradol