Politique d’asile : Signaux d’alerte

Un nombre croissant de personnes cherchant une protection ne sont plus hébergées par le système d’accueil. Il s’agit de cas individuels, mais qui témoignent d’une politique d’asile de plus en plus stricte et précaire.

Le nombre de structures ouvertes et fermées depuis 2015, selon les chiffres communiqués au woxx par le ministère de la Famille. Les chiffres ne coïncident toutefois pas nécessairement avec le bilan fait par le gouvernement en février cette année, notamment pour l’année 2024 : cinq nouvelles structures auraient été ouvertes, mais, selon les informations données au woxx, le nombre monterait à huit structures au total. (© woxx)

 

 

 

Fin décembre l’année passée, François* a été contraint de quitter la structure de l’Office national de l’accueil (ONA) où il logeait. Cela faisait presque quatre ans que le jeune ivoirien habitait au Luxembourg. Depuis un peu plus d’un an, il suivait un apprentissage qu’il a dû arrêter. « Un soir, je suis rentré du travail, j’avais reçu une lettre. » À partir du 30 décembre, lui indiquait la lettre datée le 17 décembre, il n’aurait plus le droit d’habiter au centre de l’ONA. Sa demande de protection internationale ayant été refusée, il devait quitter la structure. « Je me suis senti perdu. En plein hiver, la question du relogement n’était pas évidente. » Selon la lettre, il disposait de huit jours ouvrables pour trouver un autre logement, un délai que le ministre de la Famille Max Hahn (DP) considère être une « tolérance additionnelle » pour les personnes déboutées.

Personnes en attente de régularisation (à l’instar de François), personnes dont les demandes ont été refusées ou jugées « irrecevables » – le plus souvent parce qu’elles ont obtenu un titre de séjour dans un autre pays de l’Union européenne –, bénéficiaires de protection internationale ou demandeurs de protection internationale célibataires : le ministère de la Famille ne leur garantit désormais plus un lit au sein d’une des structures de l’ONA. Face à « une situation critique de manque de lits disponibles dans les structures d’hébergement de l’ONA », de nouvelles voies de logement alternatif ne sont guère considérées (voir l’encadré).

Les associations sur le terrain comme Passerell déplorent la fréquence des expulsions, qui ne diminue pas. « Le gouvernement est devenu plus strict en ce qui concerne l’hébergement des personnes qui ne sont pas ou plus des demandeurs de protection internationale », dit au woxx Anke Vandereet, chargée de mission droits humains à Passerell. « Il y a deux ans, tout le monde était hébergé au centre de primo-accueil Tony Rollman en attendant d’introduire une demande de protection internationale auprès de la direction de l’Immigration. Puis ce centre de primo-accueil est devenu un endroit où on ne peut dormir, en principe, qu’une fois déposée la demande de protection internationale. »

Le durcissement en pratique

Ce changement marquant une politique plus restrictive a commencé par une liste d’attente. Depuis octobre 2023, tout homme arrivant seul au Luxembourg et cherchant une protection internationale n’a plus une place garantie dans les centres de primo-accueil. Les soirs, au plus tard à 17 heures, une liste affichée aux numéros 12-14 de l’avenue Émile Reuter à Luxembourg, indique aux demandeurs de protection si un lit leur est disponible dans un des centres de l’ONA. Puis, en août 2024, une maison de retour a été mise en place. Sous la coalition CSV-DP, la direction générale de l’Immigration a discrètement changé de tutelle et est désormais placée dans le ministère des Affaires intérieures. « C’était un signal d’alerte », conclut l’ancienne fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères et activiste Marianne Donven, qui a démissionné fin janvier (woxx 1821). « Contrairement au ministère des Affaires étrangères, celui de l’Intérieur n’a forcément ni la sensibilité ni les connaissances nécessaires pour gérer les dossiers d’asile de personnes provenant d’autres pays. »

Quant aux déguerpissements, toujours en présence d’un huissier de la justice, ils s’enchaînent : alors qu’en 2022 trois familles ont dû quitter le réseau de l’ONA, quatre expulsions ont eu lieu en 2023 et trois autres en 2024. Début 2025, l’ONA a demandé le déguerpissement de deux familles avec enfants, même si, parfois, des places ont pu être trouvées par la suite. C’était le cas fin janvier, quand, suite à des articles publiés dans la presse et l’interpellation par les ONG et des député·es, une famille avec deux enfants en bas âge avait à nouveau été placée dans une structure, comme le clarifiait le ministre Max Hahn dans une réponse parlementaire du 23 janvier. « D’autres personnes quittent d’ailleurs le réseau d’hébergement sans y être incitées par l’ONA », avait-il ajouté. Des sorties qui diminuent : pour l’année 2024, le ministère a compté au total 2.853 sorties, contre 3.676 en 2023 et 5.422 en 2022.

Débouté, François n’a pas pu renouveler son autorisation d’occupation temporaire et a alors introduit une demande de régularisation par l’apprentissage pour obtenir un titre de séjour. Une demande qui ne suffit pourtant pas pour se reloger dans une structure. Issu d’Abobo, une commune défavorisée d’Abidjan, où règnent les inégalités suite à un développement effréné, il fuie la violence et la délinquance juvénile. La route l’emporte à travers le Mali, l’Algérie, le Maroc… « On a vu tellement des choses dans le désert », témoigne-t-il. Ne se sentant pas encore en sécurité, il parvient à traverser la Méditerranée, avant d’arriver au Luxembourg en pleine période du Covid, en 2021. Trois ans plus tard, le jeune homme est à nouveau forcé de quitter un endroit, cette fois-ci la structure qui l’héberge.

La légalité des déguerpissements

Ces expulsions sont bien légales, indique Anke Vandereet. « Puisqu’il s’agit d’une mise à disposition temporaire des chambres, l’ONA a en effet le droit d’y mettre fin, mais en respectant évidemment la procédure de déguerpissement devant le tribunal de paix. » N’empêche qu’« il y a quand même toujours une nécessité de garantir le respect pour certains besoins fondamentaux jusqu’au moment où le retour d’une personne serait éventuellement organisé. » À cet égard, la Cour de justice de l’Union européenne avait émis, le 12 septembre 2024, un arrêt concluant que les besoins primaires des personnes en situation irrégulière devaient être assurés par l’État, notamment la garantie de pouvoir se nourrir, se laver et se loger.

Or, le gouvernement n’offre aux personnes expulsées que deux alternatives : la Maison de retour – inadaptée pour les familles et ne convenant pas à celles et ceux en procédure de régularisation ou qui ne veulent pas entamer un retour volontaire –, ou les services des centres d’urgence comme la « Wanteraktioun » – qui fermera ses portes mi-avril et dont l’accès a lui-même été restreint cet hiver par le ministère des Affaires intérieures (woxx 1813). L’État luxembourgeois « n’est pas conforme à ses obligations européennes », dit au woxx la présidente de la Commission consultative des droits de l’homme (CCDH) Noémie Sadler.

Pour l’avocate, la politique mène à une précarité croissante, autant pour des demandeur·euses d’un titre de séjour que pour des personnes bénéficiaires de protection internationale et logeant encore dans les structures. Car, afin de pouvoir continuer à loger dans une structure de l’ONA, celles-ci sont contraintes de payer une « indemnité d’occupation » mensuelle, tel un contrat de bail. Contrairement à ce dernier, néanmoins, le « contrat de mise à disposition » de l’ONA comporte une date d’expiration fixe, souvent d’une seule année, et n’accorde pas aux réfugié·es les droits garantis aux locataire·rices du marché privé (woxx 1805). « Une fois le contrat expiré, les personnes sont obligées de quitter la structure, même si elles n’ont pas encore trouvé de logement », critique Sadler.

Sur le marché privé, la recherche de logement est difficile. Pour la plupart des bénéficiaires de protection, qui gagnent le salaire minimum, elle s’avère quasiment impossible. Soutenu non pas par le réseau de l’ONA mais par des particuliers, François a eu de la chance : « C’était très compliqué. Mais j’ai finalement trouvé une chambre chez des connaissances », raconte-t-il. Avant la fin du délai imposé par la direction générale de l’Immigration, il a quitté le centre. « Je contribue comme je peux », avec l’argent qu’il a pu économiser, indique-t-il. L’alternative, en plein décembre, aurait été la « Wanteraktioun » ou la rue.

Depuis, il vit dans l’attente du résultat de sa démarche de régularisation. Faute d’une commission pour les cas de rigueur – une revendication de longue date de la part des ONG –, ces demandes sont traitées cas par cas. L’évaluation des dossiers individuels se fait sur base de plusieurs critères concernant l’intégration de l’individu, comme la durée de séjour dans le pays, l’existence d’un contrat de travail, d’apprentissage ou de logement, des économies ou encore du nombre d’années de scolarisation des enfants, explique la juriste Julie Oé au woxx. Il s’agit de cas exceptionnels, la décision étant prise au sein du ministère des Affaires intérieures.

En marge de la loi

En 2024, plus de cent personnes avaient ainsi été régularisées, indique le ministère des affaires Intérieures. Un chiffre difficile à mettre en perspective, puisque le ministère « ne dispose pas des données pour les années antérieures. » À l’avocate Sadler, le chiffre semble toutefois faible en comparaison du nombre de dossiers qu’elle reçoit.

Afin de créer une démarche plus transparente, Passerell et autres organisations revendiquent depuis plusieurs années l’instauration d’une commission qui évaluerait les cas de régularisation, comme c’est déjà le cas en Allemagne. Pour le moment, cependant, le gouvernement s’y oppose : « Après l’analyse des informations récoltées lors d’une visite auprès de la Härtefallkommission à Düsseldorf, le gouvernement a estimé que l’instauration d’une telle commission de rigueur n’est pas nécessaire au Luxembourg, alors que la loi modifiée du 29 août 2008 portant sur la libre circulation des personnes et l’immigration contient déjà des possibilités de régularisation », écrit le ministère des Affaires intérieures au woxx. Une décision déplorée par Anke Vandereet, car le procédé augmente l’incertitude : « Une commission clarifierait les conditions et les procédures sous lesquelles une personne peut se régulariser quand elle a un contrat de travail ou d’apprentissage, après avoir été déboutée de l’asile. Pour l’instant, on ne peut jamais savoir à l’avance si la demande de régularisation sera acceptée ou non. »

En attendant, François poursuit ses cours. Il aimerait aller au bout de sa formation. Mais depuis son expulsion et la fin de son autorisation d’occupation, « l’omerta est presque insupportable. Je me sens anxieux. Le plus difficile, c’est de ne pas pouvoir travailler en ce moment. »

Quand on veut …

Renvoyant aux capacités saturées des structures de l’ONA en guise d’explication, le ministère de Famille confirme auprès du woxx le maintien de la liste d’attente pour les demandeurs de protection « moins » vulnérables, à savoir des hommes seuls. « On est oubliés », signale François. La réponse montre le manque d’intérêt de la part du gouvernement pour changer de direction et s’attaquer aux raisons de la sursaturation des foyers : le manque de logements abordables dans le pays. Malgré une volonté de construire davantage de structures modulaires et de poursuivre la répartition équitable des arrivées à travers les communes prévue dans le programme gouvernemental 2023-2028, le ministère de la Famille rejette la notion d’une répartition obligatoire. « En ce moment, plusieurs discussions sont menées pour réaliser des projets. Par principe, on ne communique que quand les projets sont définitifs », indique le ministère.

Des explications difficilement compréhensibles pour Anke Vandereet : « S’il y a des soucis venant des communes par exemple, l’État est tout de même obligé de trouver des solutions pour prévoir cet accueil digne et conforme aux droits fondamentaux des personnes. » Un avis partagé par Marianne Donven, qui rappelle les politiques d’accueil et de logement des années 1970 et 1980, quand des travailleur·euses immigré·es, la plupart provenant du Portugal, avaient été logés dans des structures publiques. Même si les structures bâties n’avaient pas été suffisantes, « il faudrait suivre l’exemple », préconise l’activiste. « Cela fait 40 ans qu’on néglige de construire des logements sociaux. Il faut regarder le problème en face et prévoir des structures pour loger les bénéficiaires de protection internationale. » Le grand-duché en aurait sûrement les moyens financiers, remarque à son tour François.

*Afin de protéger l’identité de François, son nom a été modifié par la rédaction.

« Il manque des structures »

Voilà le leitmotiv des gouvernements – actuel et précédents – quand il s’agit d’expliquer la saturation des centres d’accueil et d’hébergement de l’ONA, dont le taux d’occupation atteint actuellement environ 97 %. Alors que le nombre de nouvelles structures continue d’augmenter, la faute serait aux bénéficiaires de protection internationale, peut-on entendre, qui devraient quitter les structures et s’autonomiser. En effet, ils et elles occupent un grand nombre des lits disponibles des structures : fin 2024, 3.873 bénéficiaires étaient réparti·es dans les 73 structures d’hébergement du pays – avec une capacité d’accueil d’environ 7.300 personnes actuellement, dépendant du nombre de famille présentes. Pour l’avocate Noémie Sadler, la déclaration « des structures saturées » évoque un faux argument, ne justifiant en aucun cas l’expulsion des personnes bénéficiant déjà d’une protection, mais pas d’un logement. Le gouvernement devrait plutôt résoudre le manque de logements sociaux et abordables, « une problématique qu’on aurait dû attaquer déjà il y a longtemps ». Selon les informations du ministère de la Famille données au woxx, depuis 2015, 144 structures ont été ouvertes. Or, les structures ayant souvent une date limite, 176 structures ont dû fermer pendant la même période de temps (voir le graphique). Concernant le nombre de lits disponibles pour chaque structure, le ministère de la Famille n’a pas pu apporter de chiffres clairs. Il en va de même pour les structures à venir : « Il est trop tôt pour annoncer l’ouverture ou la fermeture d’une structure spécifique dans les prochains mois », déclare un porte-parole du ministère auprès du woxx. Dans une commission parlementaire du 3 février, le ministre Max Hahn avait toutefois indiqué que « l’ONA perdra 400 lits en 2025 et 300 supplémentaires en 2026 ». Plutôt résultat que cause, la « sursaturation » de bénéficiaires met en évidence le manque de planification à long terme de la part de l’État, autant pour les structures d’hébergement que pour les logements abordables sur le marché locatif.