Roms du Luxembourg : l’État aux abonnés absents

Entre stéréotypes éculés et démarches administratives parfois lourdes, les Roms qui s’installent au Luxembourg sont confronté·es à de multiples problèmes. L’association Roms sans frontière, qui les accompagne, déplore l’absence de considération que l’État accorde à leurs besoins spécifiques.

L’association Roms sans frontière accompagne les Roms qui arrivent et vivent au Luxembourg, défend leurs droits etlutte contre les stéréotypes attachés à ces populations. C’est du moins l’objectif que s’était donné Dibran Saljihi lorsqu’il a fondé l’asbl en 2023. Deux ans plus tard, il doit bien reconnaître un certain découragement et, plus encore, de la colère, tant il a l’impression de prêcher dans le désert et de servir de caution à des autorités pour lesquelles Roms sans frontière est une vitrine commode quand il s’agit de brandir leurs actions en faveur de l’intégration et contre les discriminations. « On nous propose de faire connaître notre culture en nous renvoyant à l’image du Rom avec sa guitare, nous avons l’impression d’être comme des pantins à exhiber », résume ce presque quinquagénaire, engagé de longue date dans l’assistance aux Roms.

Sa famille est originaire de Mitrovica, ville du Kosovo où il a passé sa toute petite enfance, avant de migrer avec ses parents, d’abord brièvement en Italie, puis dans la région parisienne où son père a travaillé dans l’industrie automobile et où lui a commencé ses études. Il y a une trentaine d’années, son parcours l’a amené dans la région thionvilloise, et c’est à ce moment-là qu’il a commencé à s’engager activement en faveur des populations roms migrantes. Intervenant dans l’ensemble de l’est de la France, il a d’abord aidé les Roms de la région de Mitrovica, qui avaient fui les guerres balkaniques dans les années 1990, les assistant dans leurs démarches face au dédale administratif et à l’obstacle des langues.

Installé récemment au Luxembourg, c’est dans le même esprit qu’il a fondé Roms sans frontière. La première mission de l’association était, là encore, d’aider des Roms venu·es des Balkans, mais aussi de Roumanie ou de Bulgarie. « Les demandes sont nombreuses et nous aidons les nouveaux arrivants à remplir leurs papiers pour s’installer, obtenir un statut ou une autorisation de travail. » L’association a disposé un temps d’un local et d’une secrétaire, mais Dibran Saljihi n’a pas pu pérenniser cette structure, qui fonctionnait à ses frais personnels. C’est encore sur ses propres deniers qu’il a financé ces dernières années l’envoi d’une délégation luxembourgeoise au « Groupe de coordination et de soutien pour la participation des jeunes Roms » qui se réunit chaque année au Conseil de l’Europe à Strasbourg. « Il y a un moment où je n’ai plus pu continuer, car je risquais de trop y perdre », déplore-t-il. Et l’aide escomptée de l’État n’est jamais arrivée.

Contribution à la richesse nationale

Pourtant le président de l’asbl s’est démené, a multiplié les contacts et les réunions avec le ministère de la Famille ainsi que d’autres institutions œuvrant à l’intégration des populations étrangères et à la lutte contre les discriminations. Mais en fin de compte, rien n’a avancé, et Dibran Saljihi constate que les « besoins des Roms ne sont pas réellement pris en compte et nos demandes de subvention pour aider leur accompagnement n’aboutissent pas, même si, dans les ministères, on est toujours content qu’on soit présents ». En gros, les Roms, ça fait joli sur la photo, ça donne bonne conscience, mais ça s’arrête à peu près là. Cette absence de prise en considération des demandes réelles de l’association au grand-duché contraste avec la reconnaissance dont elle fait l’objet de la part des institutions de la diaspora rom, mais aussi auprès de pays comme la Macédoine ou le Kosovo, où Dibran Saljihi a été reçu par la présidente, Vjosa Osmani, et le premier ministre, Albin Kurti, dans le cadre d’une conférence de trois jours, en novembre 2023.

Le président de Roms sans frontière chiffre à quelque 300 personnes les Roms originaires des Balkans et d’Europe orientale qui ont choisi de s’installer ces dernières décennies au Luxembourg. « Mais il est difficile d’en connaître le nombre exact, car de nombreux Roms ne disent pas qu’ils le sont, par crainte d’être rejetés et discriminés. On continue à nous associer à des voleurs de poules, à des délinquants. » Les préjugés persistent, et c’est aussi contre cela que Dibran Saljihi veut se battre, évoquant notamment l’arrêté antimendicité pris l’an dernier par le ministre des Affaires intérieures, Léon Gloden, qui avait fustigé une prétendue criminalité organisée par des Roms (lire également l’encadré). « Nous sommes Roms, Gitans, Manouches et nous sommes comme tout le monde », poursuit-il, rappelant que « dans leur écrasante majorité, ces populations sont sédentaires et travaillent ».

Un aspect sur lequel ne le contredira certainement pas Thierry Lemmer. Cet éducateur spécialisé travaille depuis 35 ans au sein de l’association lorraine Amitiés tziganes, qui accompagne les Gens du voyage traditionnellement établis en Moselle et Meurthe-et-Moselle et dont beaucoup sont sédentarisés ou semi-sédentarisés. Revenant lui aussi sur la déplorable affaire de l’arrêté antimendicité, il reconnaît que des Gens du voyage, notamment de la région de Longwy, viennent au Luxembourg, mais « c’est pour y travailler et de plus en plus fréquemment pour y créer des entreprises », notamment dans le bâtiment ou l’entretien des espaces verts. Loin du cliché de « profiteurs » qu’on leur accole si facilement, ces personnes contribuent ainsi à la richesse nationale du Luxembourg.

« Relativiser la notion de frontière »

Pour la troisième année consécutive, l’association Amitiés tziganes sera présente avec un stand au Festival des migrations, au Kirchberg, ces 15 et 16 mars. Pour Jean Alba, chef de service d’Amitiés tziganes en Moselle, la participation de l’association à cet événement coule un peu de source : « Les Gens du voyage, public que nous accompagnons, leurs modes de vie, nous incitent à relativiser la notion de frontière, justement dans une région parfois appelée ‘région des trois frontières’. Par notre présence au festival, nous espérons donner de la visibilité à nos actions, mais surtout à cette catégorie de la population, qui présente des besoins spécifiques à différents niveaux, un mode de vie et une culture que nous devons impérativement préserver et défendre le cas échéant. » Cette année, le stand de l’association lorraine sera consacré à une exposition sur la déportation et l’extermination des Roms durant la Seconde Guerre mondiale, alors que l’on célèbre les 80 ans de la libération des camps de la mort.

Le but de l’opération n’est cependant pas que documentaire. Le Festival des migrations est un lieu de rencontre et d’échanges, et « des parallèles sont à faire entre différents pays, dont il est parfois possible de tirer des enseignements », juge Jean Alba. Il s’agit aussi de « tisser des liens avec d’autres acteurs que nous, qu’ils accompagnent ou non le même public, car les espaces d’échange entre acteurs associatifs ne peuvent qu’être bénéfiques pour les uns et les autres, notamment pour ceux qui visent le vivre-ensemble », poursuit le responsable associatif.

Enfin, ajoute Jean Alba, ce rendez-vous est aussi l’occasion pour Amitiés tziganes de « faire connaître le contexte social et économique de plus en plus en plus précaire de nos organisations à vocation sociale, ainsi que l’intérêt commun à ce que ces dernières continuent à œuvrer et à exister ». Un discours qui n’est pas sans rappeler celui de Dibran Saljihi, le président de Roms sans frontière, déterminé malgré tout à poursuivre le combat qu’il mène depuis tant d’années : « Je ne fais pas ça pour me mettre en avant ou gagner de l’argent, je veux juste qu’on prenne en considération les besoins des Roms, qu’on lutte réellement contre les préjugés et que l’État luxembourgeois nous aide vraiment pour cela. » Puisse-t-il être entendu.

« Des questions sur les Roms ? Je vous passe la police !

Pourquoi, contrairement aux pays voisins, le Luxembourg ne dispose-t-il d’aucune aire de transit ou de halte pour les Gens du voyage ? Le sujet a fait l’objet d’une préconisation du Conseil de l’Europe en 2005, validée par le Luxembourg, mais elle n’a jamais été appliquée. Pour en connaître les raisons, le woxx s’est tout d’abord adressé au ministère des Affaires intérieures. La première réponse qui nous est parvenue est éloquente : « Comme vos questions relèvent de la compétence de la police, nous avons transmis votre demande au service de presse de la police. » En somme, quand l’administration dirigée par Léon Gloden entend le mot Rom, c’est tout d’abord à la police qu’elle pense. Cette dernière n’a évidemment jamais donné suite à nos interrogations, étant entendu qu’il ne lui appartient pas de répondre à cette question relevant clairement du politique. Les clichés assimilant Roms et Gens du voyage à la délinquance ont la vie dure. L’an dernier, le ministre CSV les avait stigmatisé·es pour justifier l’arrêté contre la mendicité pris dans la capitale, affirmant qu’elle était d’abord le fait d’une criminalité organisée par des Roms installé·es près de Longwy. Aucun élément tangible n’est jamais venu appuyer cette assertion. Les propos de Léon Gloden font écho à ceux prononcés par Nicolas Sarkozy, le 30 juillet 2010, à Grenoble, qui avaient donné lieu à un échange acrimonieux entre le Luxembourg et Paris. Dans un discours devenu tristement célèbre, le président français, désormais multicondamné, avait ouvertement lié délinquance et immigration, en ciblant particulièrement les Roms. Il avait été vivement condamné par Viviane Reding, qui occupait alors le poste de vice-présidente de la Commission européenne. En réponse, Sarkozy et son entourage avaient cyniquement suggéré au grand-duché d’accueillir les Roms, sous-entendant que le pays ne disposait pas d’aires de transit pour les Gens du voyage, contrairement à la France, où elles sont obligatoires dans les communes de plus de 5.000 habitant·es. Ministre de l’Immigration à cette époque, le socialiste Nicolas Schmit avait assuré dans la presse que le pays se doterait d’une telle infrastructure.

Le serpent se mord la queue

Quinze ans plus tard, rien n’a été fait. Les questions à ce propos s’avèrent visiblement gênantes et les réponses, imprécises. Après deux semaines de réflexion, le ministère des Affaires intérieures a finalement transmis la patate chaude à celui de la Famille, qui nous informe que le gouvernement ne dispose pas d’informations sur la présence de Roms au grand-duché. Il précise que « l’appartenance ethnique des personnes vivant au Luxembourg n’est pas recensée ». Voilà qui est rassurant, sauf que cela répond à une question que le woxx n’a jamais posée. À l’issue d’un nouvel échange, le ministère de la Famille a sèchement fermé le ban : « Le gouvernement n’a pas d’informations concernant la présence de Roms sur le territoire luxembourgeois. Pour cette raison, des mesures spécifiques n’ont pas été mises en place jusqu’à présent. » Aucune aire n’étant aménagée pour les Gens du voyage, il paraît en effet cohérent qu’ils et elles ne s’y arrêtent pas. C’est l’histoire du serpent qui se mord la queue… Dans ses recommandations, le Conseil de l’Europe affirme que « les États membres devraient faire en sorte qu’un nombre suffisant de sites de transit/de halte soient mis à la disposition des Roms itinérants et semi-itinérants. Ces sites temporaires/de halte devraient être convenablement équipés des installations nécessaires, notamment en ce qui concerne l’alimentation en eau et en électricité, l’assainissement et la collecte des ordures. » L’institution, qui défend les droits humains et l’État de droit, précise encore que ce dispositif devrait s’accompagner de mesures facilitant l’accès à la santé et à l’éducation. Si le grand-duché s’est bien doté en 2011 d’une « stratégie nationale d’intégration des Roms », celle-ci ne prévoit rien en faveur du mode de vie nomade des Gens du voyage. Quant à savoir si, dans l’avenir, le Luxembourg compte se conformer à ses engagements internationaux, quand bien ceux-ci seraient non contraignants, la question reste en suspens, aucun ministre n’ayant pris position sur le sujet. Le multiculturalisme autoproclamé a manifestement ses limites. Contrairement aux préjugés nauséabonds qui continuent à prospérer sans entrave.