Sérgio Ferreira : «Le mythe de l’Europe forteresse continue de tuer des gens»
Sérgio Ferreira, le directeur politique de l’ASTI, fustige lourdement le Pacte de l’UE sur la migration et l’asile. Pour lui et d’autres défenseurs des droits de l’homme, le nouveau cadre réglementaire, plus restrictif, ne va ni réduire les flux migratoires ni renforcer la solidarité.
«Le Pacte garantira un système de migration plus juste et plus solide qui fera une différence concrète sur le terrain. Ces nouvelles règles renforceront l’efficacité du régime d’asile européen ainsi que la solidarité entre les États membres», s’est félicitée Nicole de Moor, la secrétaire d’État belge à l’Asile et à la Migration, mardi dernier, après l’adoption d’une «réforme historique du système européen d’asile et de migration».
Selon Sérgio Ferreira, les seuls profiteurs du nouveau cadre réglementaire seront les partis cherchant à instrumentaliser la question migratoire dans l’espoir de plomber le projet européen.
Mardi dernier, l’UE a officialisé l’adoption du Pacte migratoire, au bout de près de dix ans de tractations. Est-ce une bonne nouvelle que les 27 États membres aient enfin trouvé un accord ?
Sérgio Ferreira : Non. Bien évidemment qu’une harmonisation est toujours quelque chose de positif. Par contre, ce Pacte sur la migration et l’asile ne permet pas cette harmonisation. Pour donner un exemple, le mécanisme de solidarité qui est instauré est tout sauf solidaire. Quand on peut payer pour ne pas accueillir de migrants, ils vont alors rester dans le pays où ils sont arrivés en premier. Ça ne marchera pas.
Selon vous, rien ne va donc changer pour les pays qui se trouvent en première ligne, le long de la Méditerranée ?
Dans la pratique, ce sera le résultat. Et c’est pour ça que la position de l’ASTI et des réseaux européens auxquels elle appartient est très claire : pas d’accord serait mieux que cet accord. Il ne sera pas efficace pour la prise en charge des réfugiés. Des pays comme la Hongrie ont déjà annoncé la couleur en clamant : « On ne va pas accueillir, nous on va payer« . Et encore, est-ce qu’ils vont payer ? Mais, en fin de compte, l’Italie, l’Espagne, la Grèce, Malte et Chypre auront toujours à assumer une responsabilité beaucoup plus importante que les autres États membres. Et on sait à quoi ça nous a amenés…
Les défenseurs du Pacte clament qu’un grand pas en avant est fait, notamment grâce au renforcement des frontières extérieures. Pouvez-vous comprendre cette argumentation ?
On continue à croire au mythe de l’Europe forteresse qui va résoudre le problème. Or, depuis 30 ans, on voit ce que ça produit. Dans cette discussion sur la migration et l’asile, on oublie l’humain. Ce sont des êtres humains dont on est en train de parler. Et il y a des milliers, des dizaines de milliers de migrants qui sont morts en Méditerranée. Les drames continuent de se produire, maintenant aussi aux abords des îles Canaries et dans la Manche. Le mythe de l’Europe forteresse est toujours en train de tuer des gens.
Le filtrage qui sera instauré aux frontières extérieures va-t-il permettre de lutter contre l’immigration dite illégale ?
Pour nous, il est clair qu’il n’y a pas de personnes illégales. Il y a des actes illégaux, évidemment, mais les personnes ne sont pas illégales en elles-mêmes. Pour ce qui est du filtrage, il ne va en rien permettre de freiner les flux migratoires. Le seul effet du renforcement de l’Europe forteresse sera de générer davantage de personnes qui vont se retrouver en situation clandestine et irrégulière, qui auront moins de droits, qui seront précarisées et donc exposées à des situations d’exploitation et aux réseaux criminels qui profitent de leur situation. À un moment donné, elles seront peut-être amenées à commettre des délits pour pouvoir vivre et survivre…
Les associations de défense des droits de l’homme fustigent de leur côté le fait que ce filtrage va mener à des conditions d’accueil indignes. « Trop simpliste », rétorquait la semaine dernière dans nos colonnes la représentante de la Commission européenne au Luxembourg, Anne Calteux. Elle renvoie vers un mécanisme de contrôle neutre. Vous y croyez ?
L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne dresse depuis des années des rapports critiques sur la façon dont l’UE traite les migrants. On le sait, mais il n’y a pas de changements. Au contraire, on renchérit dans cette même politique. Malheureusement, ce que l’expérience passée et actuelle nous démontre, c’est que même avec des instances supposément indépendantes, chaque pays continue de faire comme bon lui semble.
Bien évidemment, on préfère que dans une UE où l’État de droit est primordial, il existe de telles instances. Mais on a vu par le passé que leur marge de manœuvre et leur force de frappe ne sont pas suffisantes. Il est dès lors trop simple de clamer que le problème pourra être résolu en misant sur ces instances.
Faut-il donc s’attendre à pire une fois le nouveau Pacte en vigueur ?
On a vu les push-backs et d’autres actions illégales. Croire que des corps comme Frontex (NDLR : l’Agence européenne de garde-frontières et garde-côtes) vont dorénavant, parce qu’on le décrète, se mettre en conformité avec les droits de l’homme est absolument illusoire. Désormais, le Pacte crée la possibilité de placer en rétention, de manière presque automatique, des gens sans perspective de séjour.
Leur rétention peut être prolongée à l’infini, également pour des familles avec des enfants en bas âge… On est clairement engagés dans la pire direction qu’il puisse y avoir, car les centres de rétention ne sont rien d’autres que des prisons. On met des gens en prison juste parce qu’il leur manque un tampon, parce qu’il leur manque un statut. Ils n’ont commis aucun crime, sauf vouloir une vie meilleure pour leur famille…
Quelle solutions préconisez-vous pour gérer les flux migratoires ?
On ne clame certainement pas que les portes doivent être grandement ouvertes, loin de là. Or, surtout pour les personnes moins qualifiées, il n’y a pas de voie légale digne de ce nom. L’Europe forteresse n’a pas fonctionné, et elle ne va pas fonctionner à l’avenir. Il nous faut travailler sur des voies légales pour l’immigration. L’Europe a besoin de migrants pour renflouer sa démographie, mais aussi pour son économie.
Alors, si on a ce besoin, donnons-nous les chances pour que les choses se passent bien. Prenons l’exemple des Portugais au Luxembourg. À la fin des années 1960, on constatait un afflux très important. Un accord a été conclu avec le Portugal pour rendre ces flux réguliers et aussi garantir plus de droits aux personnes. Malheureusement, ce Pacte migratoire va exactement dans le sens inverse.
Dans certains États membres, la politique migratoire suscite d’importantes tensions. Comment expliquer ce phénomène ?
Dans pas mal de sociétés, une tendance de rejet du migrant et du réfugié est en train de se créer. Effectivement, si en Italie ou en Espagne, il y a des localités, des communes qui sont débordées, où il n’y a pas un encadrement sérieux, où il n’y a pas un accueil digne et humain, les gens tombent dans la marginalisation. Cela génère un manque d’acceptation et cela provoque des morts.
Il doit y avoir une contre-attaque de la société civile et des partis progressistes
La migration fait également partie des enjeux majeurs des élections européennes à venir. Est-ce que les tensions existantes peuvent avoir un effet néfaste ou toxique sur l’issue du scrutin ?
C’est clair et net. D’ailleurs, il suffit d’observer ce qui se passe autour de nous, mais même au Luxembourg, il y a des tentatives de certaines formations politiques d’instrumentaliser aussi la question migratoire, avec moins de chances de percer. Mais la tendance est claire.
Je prends pour exemple le Portugal, un pays qu’on croyait à l’abri de cela. Mais en cette année où on fête les 50 ans de la révolution des Œillets, le parti d’extrême droite Chega, qui instrumentalise d’une façon plus qu’évidente la migration, est sorti troisième des urnes.
La migration est devenue un sujet qui est utilisé pour se créer un électorat qu’on croit être favorable à une telle politique. C’est un jeu très dangereux, encore une fois, parce qu’on a besoin de migration en tant que continent.
Comment donc enlever la connotation négative à la migration ?
C’est une responsabilité qui incombe à nous tous, aussi bien aux partis dits progressistes qu’aux associations de terrain comme l’ASTI. Peut-être doit-on aussi changer un peu notre discours et essayer effectivement de ne pas être dans la réaction, de ne pas être seulement en train de réagir aux critiques ou à l’instrumentalisation des partis d’extrême droite. Mais aller de l’avant et émettre des propositions concrètes afin d’avoir plus d’immigration légale.
Il y a tout un éventail de politiques à développer en termes d’accueil, d’intégration, de vivre-ensemble. Il doit y avoir une contre-attaque de la société civile et des partis progressistes pour ne pas laisser la question de la migration dans la main de ces organisations qui s’en foutent des migrants, de la cohésion sociale et cherchent uniquement à récolter des voix.
Au-delà de la migration, quels sont, selon vous, les grands enjeux de ces élections européennes ?
Il y a surtout un grand sujet dont on ne parle plus, c’est la citoyenneté européenne. Qu’on le veuille ou non, et compte tenu de la situation internationale, l’UE a besoin de davantage de cohésion. Plus de cohésion nous oblige forcément à une plus grande harmonisation, dans tous les domaines. Dans celui de la citoyenneté européenne, on constate notamment un recul. Les gens se figent de plus en plus dans la nationalité de leur pays.
Or, c’est en développant le sentiment d’appartenance à l’UE qu’on pourrait générer une plus grande cohésion qui se reflèterait peut-être aussi dans les résultats électoraux. Un exemple très concret pour avancer est la participation politique. Le Luxembourg est allé plus loin que d’autres pays, sans que cela ait révolutionné le paysage politique du Grand-Duché.
Or, le taux d’inscription des résidents non luxembourgeois aux élections communales et européennes reste très peu élevé.
Il reste du travail à faire, bien évidemment. Mais il faut donner ce sentiment d’appartenance. Et donc, au niveau européen, pour nous, il y a lieu de mettre en discussion, par exemple, le droit de vote aux élections législatives pour tout citoyen européen qui réside dans un autre État. On doit aller de l’avant, on doit créer davantage.
Malheureusement, l’UE n’est que dans la réaction. Il faut être dans l’action. Deuxièmement, il faut développer davantage le mécanisme pétitionnaire de l’UE. Le mécanisme actuel, il n’est pas mal, mais les règles sont trop contraignantes. Et là, il faut aussi faire preuve d’imagination et impliquer davantage les citoyens.
Ils seront 15,5 % des citoyens non luxembourgeois issus d’un autre État membre à participer au scrutin du 9 juin. Le taux est en hausse par rapport à 2019, mais les électeurs plus âgés s’inscrivent bien plus que les plus jeunes. Inquiétant ?
C’est un processus naturel, car effectivement ce n’est qu’après un certain temps que la personne qui vient habiter au Luxembourg a les clés de compréhension de la société. Il y en a d’autres qui sont très politisés dès qu’ils arrivent. Mais il y a un travail à faire au niveau du sentiment d’appartenance.
Si on arrive dès le départ à ce que les gens comprennent qu’ils appartiennent à un même territoire, ils se rendent compte qu’ils n’ont pas seulement le droit, mais peut-être aussi un peu le devoir de s’impliquer dans la vie communautaire. C’est ainsi qu’on arrivera à des taux de participation plus élevés. Et ça, c’est aussi la base pour ouvrir un jour le droit de vote aux législatives.
Repères
État civil. Né au Portugal en 1973, Sérgio Ferreira est arrivé au Luxembourg il y a plus de 25 ans. Il est marié et père de deux enfants.
Formation. Il est détenteur d’une licence en droit, décrochée à l’université de Lisbonne.
Journaliste. Sérgio Ferreira travaille à Radio Latina de 2001 à 2012. Il en est le rédacteur en chef pendant cinq ans (2008-2012).
Porte-parole. En décembre 2012, Sérgio Ferreira intègre l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI) comme porte-parole et secrétaire politique.
Directeur. En janvier 2022, l’ASTI se donne une nouvelle gouvernance après le départ de la présidente Laura Zuccoli. Sérgio Ferreira accède à la nouvelle position de directeur politique.