Travail et santé mentale : «L’insécurité économique et le manque de sens mènent au burn-out»

Olivier De Schutter donnera une conférence à Luxembourg le 27 mars. (Photo : DR)

Pour le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter, la course à la croissance dans nos sociétés s’avère contre-productive, avec des conséquences sur la santé mentale et l’environnement.

Son rapport «L’économie du burn-out : pauvreté et santé mentale», publié en juillet dernier, avait lancé un pavé dans la mare, en montrant comment l’obsession de la croissance creuse les inégalités et aggrave la crise environnementale.

Le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter, sera à Luxembourg ce jeudi pour une conférence consacrée à la souffrance au travail.

Nous l’avons interrogé sur les liens qu’il établit entre organisation du travail, obsession pour la croissance, inégalités sociales et problèmes de santé mentale.

Depuis quand le travail a-t-il changé pour prendre cette forme qui impacte aujourd’hui les travailleurs? 

Olivier De Schutter : Ce modèle date des années 1980, moment où la recherche de performance s’est accentuée dans les entreprises, au cœur d’une économie de plus en plus financiarisée, de nature à satisfaire les actionnaires. Une mise en concurrence des travailleurs et travailleuses s’est alors instaurée.

En parallèle, le monde du travail s’est réorganisé, avec toute une série de tâches – transport, sécurité, comptabilité, gestion des ressources humaines – qu’on a externalisées. Ça a conduit au développement d’emplois beaucoup plus précaires, et c’est l’impact de cette précarisation de l’emploi qu’on observe aujourd’hui en termes de risques psychosociaux et de problèmes de santé mentale.

On peut ajouter la robotisation et, plus récemment, l’intelligence artificielle, qui créent une pression supplémentaire sur les employés : ils craignent tout simplement pour leur avenir.

Le burn-out est-il causé uniquement par le travail? L’évolution de nos modes de vies ne joue-t-elle pas un rôle?

C’est vrai, aujourd’hui, on a moins de temps pour tout, alors qu’on dispose de technologies censées nous en faire gagner… Ce paradoxe est celui d’une accélération permanente de la vie, liée à l’obligation de performance.

Désormais, dans le monde du travail, il ne suffit plus de faire les tâches minimum qu’on attend de vous. Il faut améliorer sa productivité horaire, performer mieux que le voisin. C’est la discipline du chiffre, et ça épuise les gens. Mais en effet, il n’y a pas que le travail : les inégalités comptent aussi.

Et ça, ça tient à l’évolution de la société, avec un impact majeur sur la santé mentale. Les gens ont peur du déclassement social. Une anxiété qui, dans une société où on se compare toujours à celles et ceux qui ont mieux réussi, est source de stress et mène finalement à la dépression.

En mission à Dacca au Bangladesh en 2023, à la rencontre des habitants des bidonvilles. (Photo : Emdadul Islam Bitu)

 

L’épuisement touche-t-il tout le monde de la même façon ou y a-t-il des profils plus à risque?

On retrouve deux sources principales de vulnérabilité chez les personnes les plus exposées. D’abord, l’insécurité économique liée à des horaires de travail flexibles et imprévisibles. Une des études que je développe montre par exemple qu’aux États-Unis, 54% des travailleurs et travailleuses ne connaissent pas leurs horaires deux semaines à l’avance!

Ces gens sont contraints de s’adapter en permanence à l’employeur. Comment avoir une vie familiale et personnelle équilibrée dans ces conditions?

Même en étant bien payé, si notre travail n’est pas utile, on a l’impression de faire un bullshit job

Ensuite, il y a le manque de sens, c’est-à-dire un écart important entre le niveau de salaire et l’utilité sociale de ce qu’on fait. Même en étant bien payé, si notre travail n’est pas utile à la société, on a l’impression de faire ce que David Graeber appelle un bullshit job. Et ça constitue aussi un risque.

Pourquoi?

Parce que nous vivons en fonction du regard des autres : la reconnaissance sociale entre en jeu. Quand on a un trader qui enrichit des entreprises toxiques et gagne beaucoup d’argent face à des soignants ou des enseignants sous-payés alors que leur utilité sociale est infiniment plus élevée, je crois que cela affecte vraiment les gens.

Vous pointez des «attentes irréalistes» et un «cercle vicieux qui s’amorce à partir des mauvaises conditions de travail». Comment s’enclenche cet engrenage?

Quand on a des soucis de santé mentale qui découlent de l’organisation du travail et qu’on développe une dépression, de l’anxiété ou un burn-out, c’est tabou.

On n’ose pas en parler, car il y a une véritable stigmatisation. On ne consulte pas, ou alors trop tard. Et c’est là que le piège se referme : notre capacité à être productif, fiable et agréable avec nos collègues est réduite, ce qui alimente l’anxiété et ainsi de suite.

Une crise de la santé mentale qui frappe partout dans le monde, en particulier les plus défavorisés. C’est ce que vous constatez sur le terrain?

Oui, et les chiffres sont incroyables. 11% de la population mondiale est concernée, et ça va s’accroître nettement. La crise du Covid a eu un impact énorme : en 2020, on a eu une augmentation de 25% des troubles de santé mentale, avec de nouveaux groupes de population touchés.

Ce qui ressort, c’est l’isolement social, dont on pensait qu’il ne concernait que les retraités. Or, les 18 -25 ans se sentent terriblement seuls de nos jours. Et je crois que c’est en partie parce qu’on n’ose pas se dire fragile dans une société qui valorise la performance, la compétitivité, la robustesse.

Avouer ses vulnérabilités et en parler autour de soi reste difficile. C’est très inquiétant, car ces jeunes adultes qui vont mal arrivent aujourd’hui sur le marché du travail.

Dans votre rapport, vous montrez que la course à la croissance ne réduit pas la pauvreté et pousse notre planète à ses limites. Vous plaidez pour l’abandon du PIB comme indicateur de progrès. Quels risques pour un pays comme le Luxembourg, dont le modèle économique en dépend?

Je crois que cette focalisation sur le PIB est extrêmement problématique, notamment parce qu’elle amène des choix politiques – au nom de la création de croissance et de valeur monétaire – qui mettent les gens sous tension, en plus de détruire les écosystèmes.

Par exemple, la flexibilisation du travail, la libéralisation du commerce et de l’investissement ou encore l’introduction de technologies qui augmentent la productivité horaire du travail sont des choix de société qui, au fond, entraînent des formes d’exclusion et d’inégalités qu’on voulait justement éviter grâce à l’augmentation du PIB.

Au Luxembourg, la question centrale, c’est celle du risque pour une économie nationale à reposer en grande partie sur la financiarisation. Les auteurs qui travaillent sur la «malédiction de la finance» pointent d’ailleurs que, lorsque la main-d’œuvre la plus qualifiée est absorbée par le secteur financier au détriment de l’économie productive, cela augmente les inégalités et accorde aux banques et institutions financières une influence disproportionnée sur la décision politique.

Le PIBien-être est mesuré depuis 2009 au Luxembourg, mais les gouvernements successifs rechignent à en faire un instrument d’orientation de leur politique. 

J’ai consulté un grand nombre de gouvernements ces dernières années, et ils sont nombreux à considérer que l’augmentation du PIB ne peut plus être un objectif exclusif. Des indicateurs alternatifs de progrès ont été développés, dont certains en lien avec les objectifs de développement durable.

Le vrai problème est là : on n’est pas encore prêts à revoir nos modèles de production et de consommation

Ils sont tous intéressants, mais ne servent à rien si on ne change pas nos manières de produire et de consommer. Le vrai problème est là : on n’est pas encore prêts à revoir nos modèles de production et de consommation, et ce, malgré une certaine prise de conscience que se focaliser uniquement sur le PIB épuise les écosystèmes, essore les hommes et les femmes dans l’économie, et amène les problèmes de santé mentale évoqués plus tôt.

Qu’est-ce qui bloque ce basculement?

Aujourd’hui, les économistes n’ont pas encore relevé le défi que leur ont lancé les scientifiques de la nature dans un rapport de 1972 sur les limites de la croissance : ils affirmaient déjà qu’on ne pouvait pas tabler sur une croissance infinie et réclamaient de nouveaux modèles macroéconomiques.

Malheureusement, jusqu’ici, les économistes se prennent les pieds dans le tapis sur la question de la dette. Face à une dette élevée, le service de la dette, sa charge de remboursement, intérêt et capital, vont être d’autant plus lourds à payer que l’économie n’est pas en croissance. À l’inverse, si on a une économie en forte croissance, c’est relativement indolore de rembourser.

Au centre «Sezim» venant en aide aux victimes de violences à Bishkek au Kirghizistan en 2022. (Photo : Danil Usmanov)

 

Donc, le désendettement – celui des États, mais aussi celui des particuliers qui contractent des prêts sur 30 ans pour acheter un logement – est une condition pour passer à une société de post-croissance.

C’est pour ça qu’on a besoin des économistes : il nous faut des propositions réalistes pour sortir de cette addiction à la croissance. Et ce consensus, il existe aujourd’hui parmi les experts, les syndicats ou la société civile. Les politiques ne sont pas en désaccord, c’est juste qu’ils n’ont pas d’alternative.

Quelles sont les pistes pour avancer dans ces conditions?

Avec un grand nombre d’ONG, de think tank et de syndicats, nous avons lancé un chantier pour établir une feuille de route post-croissance qu’on va présenter sans doute lors du 2e Sommet mondial sur le développement social qui se tiendra à Doha en novembre prochain.

On montrera aux gouvernements qu’il y a un plan B, une autre manière de stimuler le développement qu’à travers la croissance du PIB.

Une voie qui se détacherait d’une forme de profit ou d’intérêt? Nos sociétés capitalistes sont-elles prêtes pour ça? 

C’est presque une question philosophique (il sourit et marque une pause). Je pense que la conscience progresse. Cependant, on voit encore le bonheur comme l’augmentation des possibilités de consommation. Bref, dans notre imaginaire, plus c’est toujours mieux. Or, il faut rompre avec cette idée.

Vos priorités pour financer ce basculement – taxes sur les successions, fin de l’optimisation fiscale, impôts sur la fortune – visent les plus riches… qui détiennent aussi le pouvoir. Pourquoi voudraient-ils abandonner la croissance?

Vous avez raison, ils n’ont pas intérêt à ce qu’on change de logiciel. Et c’est un des problèmes. L’augmentation des inégalités fait que certains grands acteurs convertissent leur poids économique en influence politique. Ce qui extrêmement problématique. D’autant plus quand ils utilisent leur influence politique pour augmenter leurs gains matériels. On est pris dans ce cercle vicieux aujourd’hui.

 

Conférence ce jeudi à Luxembourg

Professeur à l’UCLouvain et à Sciences Po à Paris, Olivier De Schutter est Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté depuis 2020, et membre du Comité européen des droits sociaux depuis peu. Il explore également l’avenir du travail dans une économie de la post-croissance et donnera une conférence intitulée «L’économie du burn-out : souffrance au travail et santé mentale» à l’invitation de la Chambre des salariés, ce 27 mars dans la capitale.

«Nous nous intéresserons à la notion de mérite dans la grille des salaires ainsi qu’à l’impact des formes modernes de management qui visent à renforcer l’autonomie des travailleurs et travailleuses, en recourant à une gouvernance par les nombres. Nous explorerons le potentiel de la démocratisation du travail et de l’économie sociale et solidaire comme alternatives», précise-t-il. Un échange avec le public est prévu ainsi qu’une réception.

Rendez-vous à la Chambre des salariés, 2-4 rue Pierre-Hentges à Luxembourg-Gare, jeudi 27 mars à 18 h. En langue française avec traduction vers l’allemand. Inscription en ligne dès maintenant.